La mort bleue
offre le bras pour faire le chemin?
â Non, Monsieur, je ne suis demoiselle ni belle,
Et je nâai pas besoin quâon me donne la main.
Les entreprises de séduction se heurtaient parfois à des résistances. Clémentine sâétait dérobée. Une autre viendrait bien égayer sa vie de ses charmes. La silhouette de Flavie traversa son esprit. Les vers de la chanson dâintroduction du second acte lui trotteraient dans la tête pendant des jours :
Que ta gloire
Les amours
Soit de boire
Toujours
Prendre la chose au pied de la lettre se révélerait ridicule. Mais il entendait ne pas laisser une goutte du contenu de la coupe de sa vie.
La troupe San Carlo présentait un spectacle dâune honnête qualité, susceptible de séduire les habitants de ce gros village aux prétentions dâune grande ville. De longues quintes de toux amenaient parfois les artistes à jeter des regards inquiets vers la salle. Dans ces moments, sans en prendre conscience, ils portaient leur main devant leurs lèvres et leur nez, comme pour se protéger. Leurs pérégrinations dâun bout à lâautre du continent les rendaient familiers avec la grippe « espagnole ». Leur métier les exposait à capter les microbes dans une ville et à les transporter dans une autre.
Une pause permettait aux artistes de se préparer aux prouesses vocales des trois derniers actes. Dans des temps plus cléments, des hommes, traînés là de force par leur douce moitié, auraient saisi lâoccasion dâobéir à la directive de Gounod. Celui-ci ne conseillait-il pas de chercher dans le gin, le whisky ou le cognac le courage de faire face à lâissue inévitable⦠et dans le contexte de cette soirée, à attendre la fin du spectacle avec stoïcisme?
Des soirées de ce genre faisaient comprendre à plusieurs à quel point le vote massif en faveur de la prohibition, lâannée précédente, tenait de la sottise.
Dans le grand couloir donnant accès aux corbeilles, Thomas se tenait avec une tasse de café à la main, au milieu dâune foule caquetante, éblouie, ou voulant sembler lâêtre, par les performances des chanteurs et les promesses du spectacle du lendemain, Lucia di Lammermoor . Il vit arriver Lavigueur avec son paletot toujours sur le dos, les oreilles cramoisies de rage.
â Mesdames, si vous voulez bien mâexcuser, prononça-t-il à lâintention de sa femme et de sa bru, je vais aller mâenquérir des motifs de colère de ce pauvre homme.
Ãlisabeth lui donna sa permission dâun signe de tête, Ãvelyne savait bien que le pluriel tenait aux convenances : son beau-père ne se souciait guère de son opinion.
Thomas rejoignit Lavigueur au moment où celui-ci sâéloignait du bar avec un café à la main. Le politicien reconnut son collègue, dit dâune voix sourde :
â Picard, venez avec moi. Ce soir, je ne me contenterai certainement pas de cette boisson infecte. Je vais la relever un peu.
Il se déplaça derrière une colonne, tendit sa tasse en grommelant « Tenez cela pour moi », sortit de la poche intérieure de sa veste une petite flasque de couleur argent très mince, susceptible de passer inaperçue. Il versa de généreuses rasades dans les deux cafés, récupéra le sien pour prendre une longue gorgée.
â Si on vous voit⦠Vous êtes responsable de lâapplication de la loi Scott dans cette ville.
â Je ne pardonnerai jamais au cardinal Bégin et à son sbire, lâabbé Buteau, dâavoir exigé la tenue de son fameux plébiscite. Lâanimal profite toujours de son vin de messe, lui!
Thomas fit un signe de la main pour inviter son interlocuteur à baisser la voix. Ce genre de remarque pouvait à coup sûr coûter la prochaine élection aux libéraux si on la rapportait au palais cardinalice.
â Notre digne prélat ne vous vaut certainement pas cette méchante humeur⦠enfin, pas lui seul.
Lavigueur fixa ses yeux sur le commerçant, comme fâché de se faire rappeler un événement désagréable.
â Votre foutu médecin sâest présenté à la séance du conseil municipal, ce soir.
â Câest aussi le médecin de centaines de personnes parmi vos concitoyens, tempéra
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