La mort bleue
doigts.
â Il sâagit dâun télégramme.
â Donne, dit-il en tendant la main.
â ⦠Il est pour moi!
La chose lui paraissait à la fois incongrue et très menaçante. Comme elle demeurait immobile, son employeur crut bon de conseiller :
â Tu devrais lâouvrir⦠ou alors je vais mâen charger.
Jeanne secoua la tête, déchira lâenveloppe du bout du doigt, déplia la feuille et commença :
â Madam â¦
Le We regret la laissa perplexe, puis lâévidence sâimposa.
â Câest de lâanglais.
Cette fois, Fernand soupçonna que la missive devait porter de bien mauvaises nouvelles. Il quitta son siège pour retendre la main, récupéra la feuille de papier pour la parcourir des yeux, posa sa main droite sur lâépaule de la jeune femme en murmurant :
â Je suis vraiment désolé, cette missive annonce un grand malheur.
â Câest lâarmée?
En ces temps de guerre, un télégramme rédigé en anglais semait toujours la consternation.
â Mes frères, murmura-t-elle. Ils sont partis vers lâEurope?
â Non. Henri est mort de la grippe ce matin, Je suis désolé.
Fernand se souvenait bien des deux colosses, sans toutefois pouvoir accoler à chacun son prénom. Le survivant sâappelait Arthur. Dorénavant, cela ne lui sortirait plus de la tête.
Jeanne demeura un moment frappée de stupeur, puis un cri, un seul, sortit de sa bouche : « Non! ». Lâhomme passa son bras droit autour de ses épaules, lâattira contre sa large poitrine. Sa grande main parcourut le dos, glissa jusquâà la hauteur des reins pour remonter ensuite, alors que la coiffe amidonnée touchait sa joue.
Des sanglots sonores suivirent la vaine dénégation, alors quâelle posait ses paumes ouvertes sur les pans du veston de son employeur.
â Je suis désolé, murmura-t-il en continuant de caresser son dos.
Malgré le moment dramatique, il appréciait le corps assez menu contre lui, lâodeur de savon venant de la peau.
â Ils⦠ils disent ce qui est arrivé? parvint-elle à prononcer.
â La grippe.
Les journaux affirmaient que lâépidémie ne faiblissait pas au camp militaire de Saint-Jean. Les victimes se comptaient maintenant par dizaines.
Des pas retentirent dans le couloir, la silhouette dâEugénie se découpa dans lâembrasure de la porte. Le cri avait dû retentir jusquâà lâétage.
â Que se passe-t-il?
Fernand avait tout juste eu le temps de se reculer un peu. Certain que le rouge lui montait aux joues, il expliqua :
â Jeanne vient de recevoir un télégramme des autorités militaires. Lâun de ses frères a succombé à la grippe.
Avec difficulté, la domestique réussit à refréner ses sanglots. Elle sâéloigna de deux pas avant de dire :
â Je vais devoir mâoccuper de récupérer le corps. Mes parents ne sauront pas. Mais je ne connais pas lâanglaisâ¦
â Je tâaiderai, rétorqua son employeur.
â Jeâ¦
Les pleurs revinrent avec une nouvelle véhémence. La suite de la phrase sâétrangla dans sa gorge. Elle sâenfuit, ses chaussures claquèrent bientôt dans lâescalier.
â Que de générosité, ironisa Eugénie, en contemplant son époux, penaud au milieu de la pièce.
â Elle a raison. Personne ne doit connaître un mot de français parmi les officiers, à Saint-Jean.
â Oh! Je parlais surtout de la scène touchante. Peu de maîtres consolent leur bonne dâaussi belle façon, sauf dans les romans français.
« Donc, elle mâa vu », songea lâhomme alors que ses joues sâempourpraient tout à fait.
â Elle est seule à Québec, séparée de sa famille depuis des années.
â Un autre jour, je songerai à admirer ta vertu chrétienne! Afficher suffisamment de charité pour la tenir dans tes bras, lui permettre dâessuyer ses larmes et sa morve sur les revers de ta veste. Notre domesticité doit faire lâenvie de toute la Haute-Ville.
Il inclina la tête pour vérifier la correction de sa mise, nâaperçut aucun dégât sur le tissu, puis répondit dâune voix mauvaise :
â Mais ce ne sont pas toutes
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