La mort bleue
tournée quand la directrice se présenta devant lui, les yeux creux, le teint blafard.
â Arrivez-vous à vous reposer un peu?
â Pas plus que vous, je suppose.
â Vos sÅurs sont bien peu nombreuses, ce matin. La religieuse secoua la tête de dépit, puis précisa :
â La moitié dâentre elles sont très malades, trop pour travailler, en conséquence les autres ne fournissent pas. Ãpuisées, ce seront des victimes facilesâ¦
La religieuse marqua une pause avant de conclure :
â Depuis ce matin, nous nâaccueillons plus personne.
â ⦠Mais lâépidémie!
Le médecin trahissait son désarroi. La religieuse maugréa, impatiente :
â Mais je ne peux pas crever ces femmes. Celles qui demeurent bien portantes ne suffiront bientôt plus pour sâoccuper de leurs consÅurs grippées.
â Je comprends, convint son interlocuteur un ton plus bas. Excusez-moi. Vous avez raison, il faut les protéger.
Elle opina de la tête. Le médecin marqua une pause avant de demander :
â Vous avez encore de nombreux patients dans vos salles. Que leur arrivera-t-il?
â Nous nâacceptons plus personne, mais nous ne chasserons pas ceux qui sont là . Les plus chanceux quitteront ces lieux afin de poursuivre leur convalescence à la maison. Les autresâ¦
Lâhospitalière sâinterrompit de nouveau, puis enchaîna :
â Nous en prenons soin de notre mieux. Nous ne pouvons faire plus.
â Je vais passer voir vos sÅurs. Certaines dâentre elles vous paraissent-elles gravement atteintes?
â Je les crois épargnées par les complications. Jâespère que vous confirmerez cette impression.
Il lui emboîta le pas. Dans lâescalier, elle se tourna à demi pour dire :
â Connaissez-vous des gens du Jefferyâs Hale?
â Jâai de bonnes relations avec des médecins de là -bas. Pourquoi?
â Nous échangeons des informations. Il semble que des marins y sont morts hier. Des Chinois.
â Cela me semble inévitable. Sur les navires, la promiscuité est propice à la contagion.
En arrivant sur le palier du second étage, la religieuse observa encore :
â Je le sais bien. Mais six morts faisant partie du même équipage⦠Cela donne froid dans le dos.
En vérité, cela conférait un nouveau visage à la contagion, à une époque où les navires de commerce se pressaient dans le port.
* * *
La maison des Dupire, rue Scott, sâengluait dans une morosité sévère. La présence des enfants ne parvenait pas à lâégayer tout à fait. Plus précisément, sa pérennité assurée par ses petits-enfants, le vieux couple sâenfermait dans une religiosité un peu morbide, sous prétexte de se préparer à une « bonne mort ».
De son côté, à moins de trente ans, Eugénie considérait avoir accompli son destin de femme avec ses trois grossesses rapprochées. Jusquâà la fin de ses jours, elle semblait résolue à se cloîtrer dans la mauvaise humeur. Elle y mettait une formidable application : il paraissait peu probable quâelle sâéloigne un jour de ce destin.
Fernand passait ses journées à rédiger des contrats. Son esprit vagabondait vers le passé. Pendant de longues heures, il regrettait son farouche entêtement à solder ce mariage, quelques années plus tôt. Combien son engouement, pendant toutes ses années de jeunesse, lui paraissait ridicule aujourdâhui! Les plus mauvaises conclusions couronnaient parfois de longs efforts.
Ces tristes pensées le forcèrent bientôt à lever la tête dâun contrat de mariage ou dâun testament, le temps de pousser un soupir et de contempler lâhorloge placée à une extrémité de sa table de travail. La tentation de se lever pour se rendre dans la cuisine lâempêcha un moment de reprendre sa plume, puis ce fut le son du heurtoir de lâentrée principale. Le pas de la bonne résonna dans le couloir, il lâaperçut au moment où elle passait devant son bureau, lui adressa un bref sourire de connivence.
Le sens du murmure de lâéchange dans le hall lui échappa, puis un instant plus tard, Jeanne se présenta devant lui, avec un rectangle de papier tenu du bout des
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