La mort bleue
crainte dâun décès prématuré. Finalement, sa longévité faisait lâenvie de nombreux contemporains.
â Le pauvre homme ne peut pas affronter ce temps maussade pour sâexposer en plus à la contagion, maugréa encore le premier ministre provincial. Tous les lieux de loisir sont fermés par mesure de précaution et nous voici entassés ici comme des sardines.
â Vous avez raison, convint Thomas de la voix dâun amoureux déçu par une absence. Notre vieil ami fait mieux de sâabstenir de se trouver dans un rassemblement de ce genre.
Certains jours, le marchand songeait à prendre le train afin de rendre visite à son chef. Une certaine timidité le retenait.
â Je vais dire un mot au député de Rivière-du-Loup, déclara-t-il. Vous voudrez bien mâexcuser.
Gouin se raidit un peu, puis acquiesça dâun signe de tête. Un moment plus tard, lâorganisateur politique tendit la main au colosse en disant :
â Le très honorable Laurier se porte bien, jâespère.
â Oui, mais pas au point de venir ici. Des événements de ce genre lâattristent beaucoup.
â Croyez-vous quâil pourra réaliser son grand projet de refaire lâunité du Parti, maintenant que le conflit sâachève?
Le député regarda autour de lui, comme sâil craignait les oreilles indiscrètes.
â Nous pouvons sortir, proposa Thomas. De toute façon, avec toute cette fumée, nous ne respirons plus.
Lâautre donna son assentiment dâun signe de tête. Une porte donnait sur une cour arrière assez vaste. Une bâtisse tout au fond permettait dâabriter une paire de chevaux et des voitures. Des arbres fruitiers donnaient un air campagnard à la vieille demeure.
â Tout à lâheure, faisiez-vous référence à son désir de réunir le Parti libéral déchiré par la conscription, une fois la paix revenue? demanda Lapointe.
â Il me parlait de cela lâan dernier, lors de ma dernière visite.
â Ce travail est déjà commencé. Les transfuges viennent lui rendre des visites de courtoisie, au nom dâune vieille amitié. Avec les dernières nouvelles dâEurope, ils ne se cachent même plus.
â Tout de même, cela me répugne de les voir revenir après une trahison, pesta le commerçant. Lâan dernier, ils ont préféré sâaccrocher à leur siège de député, au lieu de demeurer fidèles à leur chef. Ils reviennent aujourdâhui vers lui exactement pour la même raison.
â Plusieurs seront déçus. La dernière élection a permis à de nombreux jeunes hommes de se révéler. Parmi les déserteurs de 1917, nombreux seront ceux qui trouveront leur place prise.
Cela aussi, Laurier lâavait prédit. La crise de la conscription permettait à une nouvelle génération de langue anglaise de se découvrir.
â Mais notre ami ne songe pas à nous diriger lors de la prochaine élection, conclut Thomas, un peu désolé.
â à presque quatre-vingts ans, ce serait un suicide. Il mourrait en pleine campagne. Souhaitons seulement quâil aura la sagesse de céder la place sans que personne ne lui en fasse la demande.
Thomas ricana. à la suite des conseils dâun médecin, lui-même avait laissé de mauvaise grâce son fils prendre du galon. Au fil des mois, sa décision lui pesait de moins en moins. Céder sa place ne devait pas sembler plus facile à un politicien.
â Lomer Gouin rêve de migrer du côté dâOttawa, enchaîna-t-il. Cela tient sans doute à un espoir de succéder à Laurier.
â Sâil a cette naïveté, il sera déçu, jugea Lapointe. Le choix ne se portera certainement pas sur un Canadien français.
â Wilfrid prétend que plus jamais lâun des nôtres ne devrait accepter ce poste.
Lâhomme affirmait même en être venu à regretter dâavoir accepté ce fardeau.
â Voilà plus de vingt ans quâil se fait attaquer par les Anglais parce quâil est trop généreux avec nous et par les Français parce quâil ne fait pas assez pour son peuple.
Thomas brûla dâenvie de répéter ses récriminations contre les nationalistes, responsables de la défaite de 1911. La frustration du vieux
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