La mort bleue
chef tenait surtout à leurs attaques incessantes. Il préféra évoquer lâavenir :
â Je dois comprendre que vous ne serez pas candidat non plus.
â Rêver à la chefferie serait une perte de temps. Je me contente de chercher à deviner qui lâemportera parmi nos collègues de langue anglaise. Mon avenir sera lié à celui du prochain chef.
â ⦠Et vous savez qui succédera à Laurier?
â Le jeune William Lyon Mackenzie King sâagite beaucoup.
Le marchand afficha un air sceptique, avant de dire :
â Ce petit gros? Il a passé des années aux Ãtats-Unis, plus personne ne le connaît au sein du Parti.
â Pour de nombreux politiciens, se faire discret dans les moments de crise nationale favorise la carrière.
â Cela me semble impossible. Après avoir connu la prestance et les talents dâorateur de Wilfrid, nous passerions sous la gouverne dâun personnage sans couleur, incapable de soulever une foule de trois personnesâ¦
â Nous verrons bienâ¦
Lâidée paraissait saugrenue. Lapointe sâen amusait aussi.
â Puis-je vous parler en toute confiance, Picard? poursuivit-il.
Ce genre de précaution verbale précédait toujours des tractations délicates.
â Si vous en doutez, mieux vaut mettre fin à notre conversation. Mes états de serviceâ¦
â Je suis désolé, je ne voulais rien insinuer⦠Wilfrid ne se présentera pas à titre de député lors de lâélection de 1921. Le comté de Québec-Est se trouvera sans titulaire.
Le constat allait de soi. Le vieux chef ne pouvait porter ombrage au nouveau. Thomas préféra ne pas commenter. La suite vint bientôt :
â Jâaimerais mây présenter. Vous comprenez, cela aurait valeur de symbole. Occuper le siège du grand hommeâ¦
Ce serait se poser comme son successeur. Si Lapointe nâespérait pas diriger le Parti libéral, il prétendait au moins au titre de « lieutenant canadien-français » du futur chef. Sir Lomer Gouin, lui aussi intéressé à jouer ce rôle, trouverait un rude concurrent devant lui. Le député enchaîna après une hésitation :
â Croyez-vous cela possible?
â La meilleure façon de procéder serait de convaincre les notables et que ceux-ci vous demandent de vous présenter ici. Parfois, si lâon se montre trop entreprenant, la fiancée se rebiffe. Mieux vaut lui laisser prendre les devants.
â Je ne veux pas brusquer les choses, croyez-moi. Dâun autre côté, si personne ne sait que je désire représenter les gens de la région, on risque peu de me demander de le faire.
Toute cette longue conversation précédait le recrutement dâun organisateur électoral. Lâoffre formulée à demi-mot plaisait à Thomas. Câétait reconnaître son influence dans les affaires de ce genre. Si sa carrière de marchand sâachevait, la politique lui permettrait de se tenir occupé pour des décennies.
â Faites-moi confiance, dâici quelques mois, de nombreux habitants de Québec-Est vous demanderont de devenir leur prochain représentant. Bien sûr, je ne bougerai pas dâun pouce avant que Laurier nâait annoncé son désir de se retirer. Jamais je ne ferai un geste pour le pousser vers la sortie.
â Si vous agissiez autrement à son égard, je nâaccepterais pas de travailler avec vous.
Lâhomme marqua une pause, regarda vers la fenêtre afin de sâassurer que personne ne le surveillait, puis il tendit la main. Thomas la serra pour marquer leur accord.
â Maintenant, dit Lapointe, allons dire un chapelet pour lââme de ce pauvre Louis. Quelle tristesse!
â Nous irons dans un moment. Je veux dâabord vous parler de moi. Mon fils sâoccupe maintenant de la gestion quotidienne de mes affaires. Dans deux ou trois ans, au moment de la prochaine élection, il en sera le seul responsable.
Lâautre attendit, certain dâentendre bientôt la contrepartie de la transaction :
â Jusquâici, je me suis dévoué sans jamais rien attendre. Toutefois, au moment du retour des libéraux au pouvoir, il me semble quâun siège de sénateur devrait mâêtre attribué.
Lâidée revenait avec régularité dans la tête du
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