La mort bleue
couvait des yeux, attentive au moindre signe de rechute.
Le vendredi 18 octobre, deux jours après les funérailles du jeune Lavigueur, la domestique le rejoignit dans le salon en fin de soirée. Elle entra dans la pièce sans faire le moindre bruit, pour venir se tenir à ses côtés près de la fenêtre.
â Sans lâéclairage des rues, on ne verrait absolument rien, ce soir, murmura-t-elle.
â Le ciel me semble avoir été couvert pendant tout un mois.
Malgré tout, la clarté blafarde des lampadaires pénétrait dans la pièce. Il la regarda un moment, puis proposa :
â Je te sers la petite gâterie habituelle?
â Vous pouvez même forcer un peu la dose. Les journaux parlent de la paix et, surtout, la conscription est terminée. Jâai le cÅur à la fête.
Fernand posa la main sur lâépaule de la jeune femme avant de préciser dans un murmure :
â Je suis désolé, ce nâest pas tout à fait cela. Le gouvernement arrête dâappeler les conscrits, câest-à -dire les jeunes hommes qui chaque jour célèbrent leur vingt ans et rejoignent ainsi la liste des appelés. Mais les personnes recrutées avant aujourdâhui ne peuvent pas quitter lâarmée.
â Vous voulez dire que mon frère peut encore être expédié en Europe?
â Non, pas vraiment. Les convois sont interrompus à cause de lâépidémie. Et même si on le mettait sur un navire, la guerre serait terminée avant son arrivée sur les champs de bataille.
Elle sâaccrochait à cet espoir depuis des semaines. La dernière lettre dâArthur évoquait la reprise de son entraînement.
Sur son épaule, la main de son employeur esquissa une caresse, glissa vers le cou, en effleura toute la longueur. La légèreté du contact, de la part dâun individu de sa taille, la troubla. à la fin, lâhomme sâéloigna pour se diriger vers le petit cabinet à boisson. Elle regagna sa place, accepta le verre directement de sa main, prolongea lâeffleurement des doigts plus longtemps que nécessaire.
Au lieu de sâasseoir sur son fauteuil, Fernand prit place sur le canapé, à ses côtés.
â Eugénie ne te fait pas la vie trop dure? demanda-t-il.
â Pas plus que dâhabitude. Elle sâenferme dans sa chambre ou dans le petit salon voisinâ¦
â La grippe lui fournit un prétexte pour se couper encore plus de nous.
Lâhomme voulait dire de ses parents, de ses enfants, de lui-même.
â Elle exige que je porte des gants et un masque pour entrer chez elle, précisa la domestique.
Elle reprenait la façon dont Eugénie désignait les deux petites pièces. Cela témoignait bien du désir de lâépouse de couper les liens avec le reste de la maisonnée. Dans la ville, elle serait sans doute la seule à regretter la fin de lâépidémie, car elle nâaurait plus de prétexte pour sâisoler.
Jeanne se tenait un peu inclinée vers lâavant, son verre de cristal à la main. Fernand tendit les doigts en hésitant, laissa courir le bout de ceux-ci le long de la colonne vertébrale, de la base du cou jusquâà la hauteur des reins. Sous sa dernière phalange, la succession des vertèbres faisait un curieux chapelet. Au moment de remonter sa main, il posa sa paume bien à plat, apprécia lâélasticité chaude de la chair à travers le tissu, poussa la caresse jusque sur le cou, puis la nuque.
La domestique aspira bruyamment, sâinclina encore, tout en disant :
â Monsieur⦠Fernand, vous ne devriez pas.
Lâusage du prénom contenait une invitation. Elle ne se dérobait pas, elle ne lui demandait pas dâarrêter. Sa protestation nâen était pas vraiment une : elle rappelait les convenances, tout en lui abandonnant la responsabilité de poursuivre ou de sâinterrompre.
Lâhomme laissa sa main redescendre, cette fois en parcourant son flanc gauche. Il se tenait à sa droite, tout près, lui sembla-t-elle. Elle ne réalisait pas sâêtre un peu penchée vers lui, pour ajouter à la proximité.
La paume sâarrêta sur la hanche, esquissa une caresse circulaire, reprit de nouveau lâascension de son flanc, cette fois en lâenlaçant suffisamment pour se poser sur son
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