La mort bleue
connaissons tous les deux les aléas de son existence. Au moment où Fernand a fait la grande demande, je me suis réjoui de la voir enfin casée. En plus, votre fils présentait un excellent parti, à mes yeux.
â De mon côté, je lui ai déconseillé cette union.
Dupire préférait jouer franc-jeu. Il continua à voix très basse :
â à ce moment, je lui ai fait part de la naissance survenue quelques années plus tôt. Il lâaimait assez pour lâépouser quand même.
â Quant à Eugénie, elle voulait simplement quitter notre toit.
Le notaire hocha la tête avant dâenchaîner :
â Dès leur retour du voyage de noces, tous les deux savaient que cette union était une erreur. Depuis, elle passe sa vie dans les pièces que nous avons fait aménager à lâétage. Nous la voyons au moment des repas⦠enfin, lors de ceux quâelle accepte de partager avec nous. Parfois, en soirée, elle se joint à nous. Nous la côtoyons très peu finalement, ses enfants ne la voient guère plus souvent.
Le notaire secoua la tête, visiblement navré par un tel gâchis.
â Sa mère se comportait exactement de la même façon, grommela Thomas.
Son interlocuteur le regarda fixement, puis demanda :
â Vous voulez dire Alice. Je me souviens quâelle était malade. Vous abordiez parfois le sujet.
â Cloîtrée dans sa chambre. Je couchais dans un petit réduit attenant à mon bureau. Ma vieille cuisinière a élevé les enfants pendant les premières années. Puis jâai embauché Ãlisabethâ¦
â Vous avez raison, nous vivons une situation semblable.
Thomas ferma les yeux, voulut parler encore, mais une quinte de toux lâarrêta. Son visiteur plaça machinalement sa main devant son visage. Les journaux évoquaient le retour de la grippe espagnole, comme si la maladie venait chercher les personnes oubliées la saison précédente. Le convalescent retrouva sa contenance.
â Je regrette dâavoir permis ce mariage, admit-il enfin. Mais en 1914, Fernand me paraissait si bien disposé à son égard. Je pensais quâil gagnerait son affection au fil des semaines.
â Mon garçon croyait y arriver aussi. Elle-même semblait pleine de bonne volonté, au tout début.
La conversation sâinterrompit sur ce triste constat.
â Je me demande sâil conviendrait de créer une provision dans le testament, remarqua encore Thomas, afin de continuer à pourvoir aux besoins du fils dâEugénie.
Dupire comprit que son interlocuteur évoquait lâenfant confié en adoption.
â Ce Létourneau ne se trouve pas dans le besoin, je pense.
Son interlocuteur confirma cette impression dâun signe de la tête.
â Cela ne me paraît pas nécessaire. La présence dâune clause de ce genre attirera lâattention, au moment de la lecture du testament. Cet imbroglio mérite la plus grande discrétion.
Au moment du décès de son client, le tabellion devrait lire le document devant toutes les personnes intéressées. Cela voulait dire Ãdouard, Eugénie et même Fernand.
â Si jamais un malheur vous arrivait, continua le gros homme, je pourrai mettre Ãdouard au courant de la situation⦠Ai-je raison de croire quâil ignore ce qui est advenu de lâenfant de sa sÅur? Et même celle-ciâ¦
Thomas hocha la tête, puis il précisa :
â Tous les deux savent seulement que jâai cherché une bonne famille.
â Je lui parlerai. Il a bon cÅur, je suis sûr quâil honorera vos engagements. De plus, nous parlons ici dâune somme plutôt modeste.
De nouveau, le convalescent acquiesça dâun signe de la tête. Il réussit à sourire au moment de conclure cet entretien.
â Finalement, les décisions prises lâété dernier étaient les bonnes. Je vous ai dérangé pour rien.
â Ne dites pas cela. Nous nous sommes parlé en amis, je chérirai ce moment. Je ferai une petite note au sujet de votre infirmière. Pour le resteâ¦
Le notaire fit un geste vague de la main.
â Nous ne pouvons protéger nos enfants des écueils de la vie, conclut-il. Mais quelle tristesse de voir chaque génération nouvelle répéter les erreurs de la
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