La mort bleue
électeurs.
â Jâespère juste quâaucun maladroit ne mettra le feu à un commerce.
Plusieurs des manifestants portaient un flambeau à la main. Ils avançaient sur quatre ou cinq rangs, des panneaux tenus bien haut pour clamer les bienfaits des boissons alcoolisées.
â Heureusement, personne ne doit être ivre parmi eux, avec la prohibition.
La secrétaire sâamusait de la situation. Elle plaçait son chapeau sur ses boucles brunes. Sa posture permit à Ãdouard dâapprécier sa silhouette mince et élancée.
â Vous passez le premier, déclara-t-elle.
â Si des fantômes se cachent derrière les pipes et le tabac, je vous défendrai.
â Jâai moins peur des fantômes que des voleurs. Avec toutes les richesses du magasin⦠Jâimagine parfois quâun client se cache dans un coin, pour faire main basse sur la marchandise, une fois tout le monde parti.
â Vous connaissez la façon de faire. Je devrai vous garder à lâÅil.
Ils descendirent les escaliers dans lâobscurité, en se tenant à la rampe. Au rez-de-chaussée, ils gagnèrent la porte donnant rue Saint-Joseph. Au moment de sortir, Ãdouard offrit une fois de plus :
â Je peux vous reconduire chez vous.
â Non, ce ne sera pas nécessaire. De toute façon, jâhabite tout près⦠Si lâoccasion se présente, dites à votre père que je prie pour lui.
Son compagnon hocha la tête. Plus loin vers lâouest, les manifestants clamaient toujours les bienfaits des boissons faiblement alcoolisées. Les lampadaires jetaient une lumière jaunâtre dans la rue, autour dâeux.
â Ã demain, mademoiselle Poitras.
â à demain⦠Je vous souhaite la meilleure des chances, à vous et à votre père.
Ãdouard toucha le bord de son feutre du bout des doigts pour la saluer, puis il se dirigea vers la rue Dupont afin de retrouver sa Chevrolet.
* * *
La soirée au Club de réforme devait permettre à Thomas de renouer avec plusieurs de ses amis. Tout de suite après lâévénement, il avait semblé ragaillardi. La toux était apparue deux jours plus tard, pour ne plus lâabandonner. Ãlisabeth se félicitait dâavoir demandé à lâinfirmière de demeurer au service de la famille. Bouleversée, elle aurait eu du mal à prendre soin du malade. Puis Ãvelyne vivait une nouvelle grossesse un peu difficile, ce qui drainait encore plus son énergie.
Par crainte de la contagion, la bibliothèque devenait une zone de quarantaine. Seules Ãlisabeth et lâinfirmière pénétraient dans la pièce, toutes les deux affublées dâun masque. Les premiers jours, lâhomme avait lutté de toutes ses forces contre la maladie. Appuyé contre un amoncellement dâoreillers, un sirop à base de miel à portée de la main, il paraissait déterminé à défier la mort encore quelques années.
Puis sa respiration devint plus difficile, comme si une poigne solide, invisible, lui serrait les côtes. Pâle, les lèvres bleuies, à demi conscient, ses yeux sâaccrochaient à tous les objets du décor. Un peu après neuf heures, le 11 avril, Ãlisabeth vint sâasseoir près du lit.
â Tu me sembles un peu mieux, ce matin.
â ⦠Tu nâas jamais eu de talent pour le mensonge, balbutia-t-il dans un souffle.
Elle tendit la main pour la poser sur lâavant-bras de son mari et esquisser une caresse. Elle se faisait lentement à lâidée de rester seule. à mots couverts, Thomas lâavait informée de son testament. La certitude de continuer une existence confortable enlevait un poids de ses épaules.
â Es-tu arrivée à me pardonner? demanda-t-il encore.
La femme détacha son masque afin de lui permettre de voir son visage.
â Ce nâest pas à moi de le faire, mais à Dieu.
Il ferma les yeux, laissa échapper un long soupir.
â Ta confidence nâa rien changé à mes sentiments pour toi. Au fil des ans, jâai compris que tu étais un homme bon. Que tu en sois arrivé là , en 1897, témoigne seulement de ta détresse à ce moment.
Deux larmes coulaient sur les joues de Thomas. Oubliant la prudence, Ãlisabeth se pencha pour les effacer de ses lèvres.
â Jâaurais aussi aimé
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