La mort bleue
discret où discuter de leurs projets dâavenir, un verre dâalcool de contrebande à la main.
Le jeune homme aida son père à descendre de voiture, il lui tint le bras jusquâà lâentrée de lâédifice, le soutint au moment de franchir la porte. Une grande pièce occupait tout le rez-de-chaussée. Des chaises disparates permettaient à une trentaine de personnes de prendre place. Tout le monde se retourna pour le voir entrer, puis les yeux se détournèrent pudiquement quand Ãdouard dut lâaider à se défaire de son paletot.
Ensuite, Louis-Alexandre Taschereau quitta la première rangée pour venir lui serrer la main.
â Je suis heureux de te voir ici, Thomas. Tu sais combien la nouvelle de ton⦠accident nous a tous attristés.
Le ministre marqua une pause, puis lui prit le bras gauche en murmurant :
â Je suis là à parler, alors que tu es debout. Viens tâasseoir près de moi.
â ⦠Je ne vois aucune chaise de libre.
â Attends un moment, tu seras à la meilleure place.
Il lâaida à se faufiler entre les sièges. Tout le long du trajet, de fidèles libéraux se levèrent pour le saluer, multipliant les bons mots. Rendu au premier rang, Taschereau mit la main sur lâépaule dâun jeune homme.
â Paul, tu voudras bien laisser ta place à mon ami.
Lâautre leva un visage aux traits réguliers, orné dâune fine moustache.
â Bien sûr, papa. Je suis heureux de vous revoir, monsieur Picard.
Une fois assis, le marchand se tourna pour contempler les visages, saluer dâun signe de la tête quelques connaissances.
â Tout le monde est là , observa le politicien avec fierté. Mes fils ont organisé cette petite réunion.
â Tout le monde? ricana son compagnon. Voyons, mon ami, sauf toi, je ne vois personne ici jouissant dâune réelle autorité.
Thomas aurait pu dire, six semaines plus tôt, « sauf toi et moi ». Il prenait lâhabitude de se percevoir lui-même comme une personne en sursis.
â Bien sûr, notre cher sir Lomer manque à lâappel, murmura Taschereau.
â Et Ernest Lapointe?
Le ministre éclata de rire, puis admit, du ton de la confidence :
â Nos amis ne savent pas encore qui succédera à Laurier. Ils ne veulent pas favoriser la mauvaise personne. Cela ruinerait leurs chances dâoccuper un ministère juteux, après lâélection.
â Voilà une repartie bien plus raisonnable. Je me demandais si tu me trouvais déjà trop gâteux pour me répondre honnêtement.
Thomas dut sortir son mouchoir pour le passer sur la commissure gauche de sa bouche. Heureusement, à ce moment, lâentrée de lâinvité dâhonneur attira lâattention de tous les spectateurs.
â Laurier ressemblait à un prince et lui fait penser à un commis de banque, murmura-t-il à son compagnon.
William Lyon Mackenzie King avançait vers la petite estrade à lâavant de la salle en serrant les mains.
â Câest la nouvelle génération.
Thomas se sentit très vieux, tout à coup.
â Hier, il a séduit tout le monde au Château Frontenac , renchérit le ministre.
â Ce genre de banquet se déroule toujours avec des invités triés sur le volet, choisis pour leur aptitude à sâenthousiasmer pour lâinvité de marque.
â Cet après-midi, les travailleurs de la Basse-Ville lâont ovationné à la salle Saint-Pierre.
â Ils ne comprennent pas un mot dâanglais et ton petit bonhomme ne connaît pas le français.
Devant tant de mauvaise grâce, Taschereau préféra se taire. De toute façon, lâinvité se tenait devant eux, souriant, débonnaire. Quand tous les murmures se turent, il commença :
â Depuis que je suis dans cette ville, une émotion mâétreint le cÅur. Pendant des décennies, vous avez élu Wilfrid Laurier, cet homme exceptionnel, le plus grand des Canadiens. Bien plus, je vois juste en face de moi monsieur Thomas Picard, le premier artisan de toutes ces victoiresâ¦
Lâhomme avança dâun pas, se pencha la main tendue.
â Monsieur Picard, je suis honoré de vous connaître. Au cours des dernières années, Wilfrid a souvent vanté votre collaboration.
Tout cela,
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