La mort bleue
devinait Thomas, avait été concocté par Ãdouard, lâun des artisans de cette rencontre avec les jeunes libéraux. En même temps, il espérait tellement que ces mots soient sincères. Pendant de longues années, le petit politicien de lâOntario avait fréquenté assidûment le vieux couple des Laurier, tout en publicisant cette amitié filiale. Tous les Canadiens français lâaimaient déjà à cause de cela. Le vieil homme lui avait peut-être parlé de son fidèle organisateur. Celui-ci voulut le croire.
â En briguant la direction du Parti, continua lâorateur en sâadressant au petit groupe de militants, je nâai quâun seul objectif : suivre la voie tracée par le grand homme. Les conservateurs ont divisé les Canadiens avec leur politique à la fois déraisonnable et insensible. Je vous tends la main, je ne me reposerai pas avant dâavoir réuni les deux peuples dâabord au sein du Parti, puis de toute la nation.
Les applaudissements éclatèrent à ce moment. à sa grande surprise, Thomas constata quâil imitait les autres avec enthousiasme. Le discours sâallongea encore pendant une heure. Quand le petit homme chauve se tut, les dirigeants du Club de réforme, Oscar Drouin et Wilfrid Lacroix, vinrent sur lâestrade pour le remercier chaudement. Dix-huit mois plus tôt, ceux-là sâégosillaient dans les marchés publics pour chanter les louanges dâArmand Lavergne et ils sâagitaient au sein de la Ligue anticonscriptionniste. Au moment de « faire carrière », ils changeaient dâallégeance et cultivaient de meilleurs appuis.
Les compères allaient se retirer de lâestrade avec leur invité quand Louis-Alexandre Taschereau se leva de sa chaise et fit face à lâassistance pour déclarer :
â Comme je crois être le seul membre du cabinet provincial présent dans cette salle, je tiens à exprimer publiquement mon appui à notre nouveau chef national, Mackenzie King.
Les applaudissements reprirent. Thomas sourit à son voisin, amusé. Il prenait là un risque calculé. Si ce petit homme lâemportait, la suite de sa carrière serait grandement facilitée. Dans le cas contraire, il devrait renoncer à ses ambitions.
â Si lâOntario ne veut pas dâun homme comme vous, monsieur King, continua le ministre, venez à Québec; et Québec sera heureux de vous donner lâun de ses comtés.
Le visage du candidat sâéclaira. Sa réponse émue se trouva malheureusement couverte par une quinte de toux. Thomas se retourna vers le fond de la salle, soudainement fort inquiet.
* * *
Le surlendemain de la réunion tenue au Club de réforme, le lundi 30 mars, les journaux libéraux ne tarissaient pas dâéloges à lâégard de King, lâun des deux candidats à la succession de Laurier. à la fin de la campagne à la chefferie, le petit homme sans prétention recevrait lâappui de tous les délégués de la province de Québec.
Ce matin-là , Thomas se leva, résolu à mettre de lâordre dans ses affaires. Après un petit déjeuner si léger quâil confinait à la famine, il profita dâun moment de solitude pour confier à sa femme :
â Jâai demandé au notaire Dupire de passer me voir.
â ⦠Tu ne vas pas mieux?
Elle allait directement au fait.
â Je ne vais pas plus mal. Mais dans ma condition, il convient de régler tous les détails.
Ãlisabeth passa la main sur son avant-bras, esquissa une caresse, puis monta à lâétage. Ãvelyne se sentait un peu fatiguée ce matin, elle tenait à sâassurer que sa grossesse se poursuive sans accroc.
Le vieux notaire Dupire arriva un peu après neuf heures. Au son du heurtoir contre la porte, Thomas voulut se lever de son fauteuil pour aller ouvrir lui-même. Il retomba, laissa échapper un juron, chercha sa canne afin de sâappuyer dessus. Il lui fallut tellement de temps que la bonne vint depuis la cuisine pour accueillir le visiteur.
Le tabellion se débarrassa de son manteau et de ses couvre-chaussures. Il sâengageait dans le couloir quand son hôte arriva devant lui.
â Comment vous portez-vous? commença le notaire en tendant la main.
â Comme un homme âgé de quatre-vingts
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