La mort bleue
révélaient assez dégarnis. Des affiches de recrutement militaire devaient réconcilier les clientes avec dâaussi modestes approvisionnements. Après tout, les couturières des chics ateliers londoniens devaient confectionner des uniformes depuis lâautomne de 1914.
Tout de même, les deux jeunes filles dénichèrent des robes dans les recoins les plus improbables. Thalie trouva une tenue dâun bleu profond, inspirée du costume matelot.
â Tu devrais essayer cela.
â ⦠Câest trop cher, souffla lâautre, rougissante.
â Pour essayer, ils ne demandent rien.
Elle se laissa fléchir, se dirigea vers une cabine avec son amie, escortée dâune vendeuse sceptique. Elle en sortit un instant plus tard, intimidée, en disant :
â Câest un peu court.
â Maintenant, tu ne peux plus nier, tu as des jambes.
Lâautre éclata de rire. Le bas de la robe descendait tout au plus à quatre pouces sous les genoux.
â à voir certaines grosses femmes dans la rue, on pourrait penser quâelles sont montées sur des roulettes. Désormais, tous sauront la vérité. Allez, tourne-toi.
Sur ces mots, lâétudiante quitta son siège pour sâapprocher, replaça le grand col de matelot dans son dos, tira un peu sur le tissu à la hauteur des hanches.
â Elle tombe très bien. Cela te fait une belle silhouette.
â Mais je ne peux pas me la permettre, murmura Catherine.
â Madame, commença Thalie à lâintention de la vendeuse, câest votre meilleur prix?
La vieille femme déplaisante hocha la tête, lasse de ces deux étudiantes sans le sou qui nâachèteraient rien.
â Au lieu de recevoir un bon prix aujourdâhui, vous la sacrifierez au printemps, après des mois dans un sous-sol poussiéreux. Ãtes-vous certaine de ne pouvoir faire mieux?
Après un silence, en regardant son amie avec un air complice, elle continua :
â Dans ce cas, allons voir si les employées de monsieur Morgan ont mieux appris leur leçon, au sujet de la gestion des stocks.
Quand la plus grande sortit de la cabine un instant plus tard, la vendeuse récupéra la robe bleue dâun geste rageur. En mettant le pied sur le trottoir, Catherine sâesclaffa en disant :
â Vraiment, tu nâes pas timide⦠Moi, cela me gêne dâessayer un vêtement que je ne peux pas payer. Puis, tu as vu ses yeux sévères!
â Elle ne se rend pas compte que tu seras un jour une avocate célèbre. Un peu de gentillesse aujourdâhui, et elle avait une cliente fidèle pour les cinquante prochaines années.
Le chemin du retour, jusque chez Morgan, leur prit plus dâune heure, tellement de nombreuses vitrines retinrent leur attention. Puis elles entrèrent dans un grand immeuble de pierres rougeâtres, lui aussi de style roman. Il recelait de la marchandise américaine consentie à des prix raisonnables. En sortant, un grand sac de papier brun à la main, Catherine remarqua :
â Tu ferais une meilleure vendeuse que ces filles.
â Jâai dix ans dâexpérience.
â Dire que tu veux gâcher ce talent en devenant médecin.
â Je vendrai des cures miracles, comme le docteur Kellogg.
Elles pouffèrent de rire encore une fois. Catherine crut bon de rectifier :
â W. K. Kellogg nâa jamais été médecin.
â Si tu ne le répètes pas, personne ne le saura. En dix ans, il a pu mettre ses fameuses boîtes de céréales sur toutes les tables dâAmérique du Nord, au petit déjeuner. Grâce à lui, la constipation a été vaincue!
Pendant tout le trajet, elles prouvèrent que les carabinettes valaient les carabins, question dâhumour de potache.
* * *
Debout sur le trottoir, en face du commerce ALFRED, Françoise Dubuc paraissait avoir été mise en pénitence. Elle faisait les cent pas sur le trottoir. Bientôt, elle aperçut Gérard venant à sa rencontre, lui adressa un sourire hésitant tout en songeant que son patronyme lui était toujours inconnu. Intimidés tous les deux, un peu gauches, ils se serrèrent la main. Ils demandèrent tous les deux simultanément :
â Comment allez-vous?
La situation les fit éclater de rire, ce qui leur permit de se détendre un peu.
â Je ne vous ai pas fait
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