La mort bleue
septembre sâaccompagnait dâun ralentissement des affaires. Les ventes de la rentrée passées, il fallait attendre lâapproche des fêtes de fin dâannée pour revoir les clients se presser près de la caisse enregistreuse. Marie avait tout le temps de contempler la rue devant la vitrine. Juchées sur des tabourets, ses employées rêvassaient après avoir mis de lâordre dans les divers étals.
Un peu avant six heures, un jeune homme poussa la porte, regarda autour de lui, un peu intimidé par cet environnement de jupons et de dentelles. Il enleva son chapeau de feutre et, en sâapprochant du comptoir, il demanda :
â Madame, pourrais-je parler à Françoise?
La marchande hésita juste un moment avant de répondre :
â Bien sûr. Elle se trouve à lâétage.
â ⦠Nâayez crainte, je ne la retarderai pas plus dâune minute.
Elle reçut cette promesse de ne pas détourner son employée de son travail avec un sourire contraint. Au moment où il sâengageait dans lâescalier, elle le jaugea dâun regard discret : grand, mince, un visage aux traits réguliers, il paraissait plutôt bien.
â ⦠Pas autant que Mathieu, tout de même.
La remarque, formulée à voix basse, attira lâattention dâune vendeuse. Aussi poursuivit-elle le cours de sa pensée, cette fois sans remuer les lèvres. « Mais lui ne joue pas à la guerre en Europe. Cela fait toute la différence. »
En arrivant sur le palier, Gérard reconnut sans mal la jolie personne ayant partagé quelques heures avec lui sur la terrasse Dufferin.
â Mademoiselle, dit-il, faisant tourner nerveusement son chapeau entre ses doigts, jâespère que vous allez bien.
â ⦠Je vais bien. Je nâattendais plus de vos nouvelles.
Le ton contenait un soupçon de reproche.
â Jâaurais voulu venir plus tôt, mais le travailâ¦
Dans ce délai, les obligations professionnelles avaient pesé moins lourd que sa timidité. Un silence un peu embarrassé sâinstalla entre eux. à la fin, le jeune homme sâenhardit suffisamment pour oser demander :
â Il sera bientôt six heures. Accepteriez-vous de venir marcher un peu avec moi?
Il ajouta après une hésitation :
â La température est très douce, nous pourrions aller sur la terrasse Dufferin.
La jeune fille demeura songeuse, puis elle murmura :
â Ce soir, jâai bien peur que ce ne soit pas possible. Jâai à faire, tout à lâheure.
Instinctivement, elle désirait ne pas paraître condamnée à lâattente du bon parti. Elle préférait laisser entendre que lâon se disputait ses faveurs. Comme elle demeurait silencieuse, le pauvre Gérard afficha une mine bien déçue.
Il en était à regretter sa démarche et à mettre en cause son pouvoir de séduction quand elle ajouta enfin :
â Mais si votre offre tient encore demainâ¦
Cette fois, Françoise trahissait sa propre hésitation à accepter, qui tenait à la fois à sa propre timidité, au moins aussi grande que celle de son vis-à -vis, et à un lourd sentiment de culpabilité. Les deux jeunes gens demeuraient lâun en face de lâautre, empotés, incertains de la suite à donner à lâéchange.
â à la même heure? bredouilla enfin le jeune homme. Je veux dire, à six heures?
â Oui. Je vous attendrai devant le commerce.
Il lui adressa le sourire dâun enfant tout dâun coup rassuré, bafouilla :
â Je vous remercie, mademoiselle Françoise. à demain. Je vous quitte, je ne veux pas vous empêcher de travailler.
Il descendit bien vite lâescalier, adressa un « Bonsoir, Madame » fort courtois à Marie avant de passer la porte en remettant son chapeau.
Moins de deux minutes plus tard, les vendeuses descendaient au rez-de-chaussée afin de récupérer leurs gants et leur chapeau dans la pièce de repos située au fond du commerce. Quand elles sortirent, lâ« invitée » de la maison se manifesta à son tour. Elle annonça à lâintention de son hôtesse, fort hésitante :
â Je lui ai dit oui.
à ce moment, Marie lui tournait le dos, occupée à verrouiller la porte. Quand elle se retourna, elle
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