La mort bleue
contempla Françoise un moment. Son silence fut si long que la jeune fille indiqua, de plus en plus mal à lâaise :
â Il est venu me demander de marcher avec lui⦠demain. Jâai dit oui.
La précision demeura sans réponse. Au bord des larmes, lâautre continua :
â ⦠Je suis mauvaise.
Son interlocutrice ouvrit les bras en lui adressant un regard empreint de tristesse et de sollicitude. Françoise se précipita dans un bruissement de tissu. La femme la pressa contre elle en disant :
â Ne dis pas une chose pareille. Ne le pense même pas, car ce nâest pas vrai, bien au contraire.
â ⦠Mais Mathieu compte sur moi. Je me suis engagéeâ¦
Marie se recula pour regarder les grands yeux gris, elle posa ses doigts sur la bouche afin de la faire taire, puis elle murmura :
â Tu ne fais rien de mal, je tâassure. Mon fils est parti depuis treize mois. Tu ne peux pas lâattendre toute lâéternité. Ne refuse pas de vivre.
â Sâil revientâ¦
Le conditionnel blessa la mère, lui donna envie de crier : « Ne doute pas, je te lâinterdis! Il reviendra! » à la place, elle déclara à voix basse :
â Tu verras au moment de son arrivée. à ce moment, tu prendras la meilleure décision, jâen suis certaine. Si tu écoutes ton cÅur, tu ne pourras pas te tromper.
Des larmes coulaient sur les joues de la jeune fille. Elle renifla tout en hochant la tête.
* * *
Le lendemain, Catherine Baker se trouvait à demi étendue sur son lit. Thalie, assise sur la chaise placée près de la table de travail, achevait de raconter sa rencontre avec le doyen de la Faculté de médecine. Sa compagne fixait sur elle de grands yeux incrédules.
â Tu as osé dire cela?
â Dans deux mois, nous ferons des dissections. Je ne voulais pas attendre que ce vieil imbécile me lance des bouts dâintestin, ou plus probablement des testicules, au visage avant de signaler son comportement. En me demandant de le rencontrer, le doyen mâa fourni une occasion de le faire.
La grande jeune fille la regardait avec des yeux un peu étonnés.
â Tu parais pourtant bien timide.
â Je ne le suis pas vraiment. Réservée, oui, mais pas timide. Tu sais, à sept ou huit ans, je recevais les clientes dans le commerce de papa. Alors parler aux gens ne me trouble pas.
â Tu as de la chance. Moi, je serai une avocate timide.
â Pas tant que cela.
Elles pouffèrent de rire. Catherine faisait un effort pour marcher vers les inconnus, tendre la main et se présenter. Toutes les nouvelles venues à la pension Milton la connaissaient déjà , deux jours après le début de la session universitaire.
â Comme tu es familière avec les vêtements, veux-tu mâaccompagner en ville? Je cherche une robe.
â Cela me fera plaisir.
â Je vais à côté et je te rejoins en bas.
Si la chambre de cette pensionnaire était un peu plus grande que les autres situées sous les combles, elle se trouvait dans la pièce contiguë aux toilettes. Elle se serait bien passée de la proximité immédiate de cet « à côté ».
Quelques minutes plus tard, bras dessus, bras dessous, elles marchaient en direction sud, vers la rue Sainte-Catherine. Avec une certaine tristesse, Thalie découvrait que le monde de ses origines lui serait bientôt étranger. Déjà , le souvenir de ses longues conversations avec Françoise prenait de la fadeur. à la pension, toutes les filles connaissaient les classiques de la littérature anglaise, les derniers événements politiques, elles frémissaient toutes dâespoir et dâinquiétude devant leur avenir professionnel. Catherine passait sans hésiter de George Elliot à une notion du droit civil atrocement ingrate pour les femmes, avant de poser une question pertinente sur les mystères de lâanatomie masculine.
Toutes ces étudiantes lui ressemblaient, elles seraient ses sÅurs, désormais. Ensemble, elles rêvaient de repousser les murs dressés par des hommes aussi obtus que le docteur McTeer, pour les empêcher de sâépanouir. Thalie devenait membre dâune coterie, dâun club même, voué à sa propre émancipation. Bientôt, et cela lâattristait, elle regarderait sa mère et
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