La mort bleue
à vouloir lui plaire. Cela signifiait parfois feindre lâignorance de certains sujets peu compatibles avec la « nature féminine ». De nombreux hommes se seraient inquiétés dâavoir à leur bras une personne « du sexe » trop intelligente ou trop bien informée. Elle ne connaissait pas assez son compagnon pour avoir une idée de ses préférences à ce sujet.
â Vous avez raison, en effet. Je me surprends à connaître le nom de politiciens autrichiens, ou même russes, depuis octobre 1917.
â Et même ceux dâendroits étranges, comme Boezinge en Belgique.
Le dernier petit carton reçu de Mathieu lui était revenu en mémoire, tout dâun coup. Au fond, par son absence même, le militaire demeurait étrangement présent dans sa vie. Elle avait la vague impression de le sentir derrière elle, lâoreille tendue, les yeux aiguisés, afin de la prendre en défaut.
Ils cherchèrent un banc libre à proximité du kiosque. Il était trop tôt pour profiter de la musique. Toutefois, la beauté de lâendroit suffisait à les combler. Le soleil, bas sur lâhorizon, allongeait les ombres, jetait des flaques dâor sur le côté escarpé de lâautre côté du fleuve. Les traversiers et les navires de commerce se livraient à un étrange ballet. La première gêne dissipée, les jeunes gens se sentaient bien lâun avec lâautre, au point de partager de longs silences sans ressentir le besoin de les combler par un babillage empesé.
Après une heure à contempler le panorama splendide, Gérard osa proposer :
â Tout comme moi, vous nâavez sans doute pas soupé. Que diriez-vous de mâaccompagner dans un restaurant des environs?
â ⦠Ce nâest pas nécessaire.
â Tôt ou tard, sâalimenter devient une nécessité. Je veux bien admettre que tous les deux nous pourrions attendre encore un peu avant dâen arriver là . Mais nous pourrions aussi partager un repas pour le plaisir. Je serais heureux de vous inviter. Je vous laisse désigner lâendroit.
La jeune femme sourit à son compagnon, puis proposa après une brève réflexion :
â Il y a un petit restaurant près de la boutiqueâ¦
â Je connais. Allons-y.
Il se leva, lui offrit de nouveau son bras. Elle avait choisi un établissement plutôt modeste, certainement à la portée de la bourse dâun employé de banque. Surtout, il se trouvait à deux pas du magasin. Malgré lâétrangeté de la situation, la proximité de Marie se révélait rassurante. Le repas se passa tout doucement, la conversation porta sur des sujets parfois graves, comme lâactualité militaire, parfois plus légers, comme les derniers films à lâaffiche ou encore la douceur du temps.
à la fin, ce fut presque à neuf heures que Françoise exprima le désir de rentrer à la maison. Son compagnon régla lâaddition, parcourut en la tenant par le bras les quelques pas les séparant de la porte de chez ALFRED. Au moment où elle cherchait sa clé dans son petit sac, il articula, de nouveau mal à lâaise :
â Mademoiselle, jâai beaucoup apprécié ces moments passés avec vous. Mâautorisez-vous à vous inviter une autre fois?
â Ce fut très agréable et je vous en remercie. Toutefois, avant de vous répondre, je dois préciser quelque chose.
Dans le halo jaunâtre dâun réverbère, elle constata la mine soucieuse de son compagnon. Dâune voix hésitante, elle continua :
â Il y a un an, un homme auquel jâétais terriblement attachée sâest enrôlé. Il se trouve en Belgique depuis tout ce temps.
â ⦠Vous êtes fiancée?
Françoise se posait la même question depuis des semaines. Elle sâétait entichée de Mathieu au sortir du couvent. En des temps plus propices, leur relation se serait vraisemblablement soldée par un mariage, au terme des études de droit du garçon. Des fiançailles bien officielles auraient sans doute marqué 1918.
Mais son compagnon en avait décidé autrement. Lâhomme quâil était devenu lui aurait sans doute paru étranger aujourdâhui. Une année passée sur le front ne devait avoir rien laissé du garçon
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