La mort bleue
même Françoise avec condescendance.
â Tu es certainement déjà allée dans les grands magasins de Montréal? demanda Catherine.
â Deux fois, quand mon père vivait. Depuis, ma mère est seule à la tête du commerce, cela lui laisse moins de temps. Surtout, personne ne peut prendre le relais si elle sâabsente. Mais nous avons aussi des grands magasins à Québec.
â à Sherbrooke aussi⦠pouffa lâautre. Tout de même, ma mère mâemmenait ici deux fois par an, au moment de renouveler la garde-robe familiale.
Elle avait dit « ici » en faisant un grand geste de la main pour montrer la rue Sainte-Catherine, dans laquelle elles venaient de sâengager.
â Nous pouvons aller chez Morgan, juste ici. Ogilvyâs se trouve plus loin vers lâouest. Les vêtements y sont très beaux et très chers.
La jeune fille hésita, posa les yeux sur une vitrine montrant des aspirateurs électriques Hoover, puis baissa la voix dâun ton pour admettre :
â Mes moyens ne sont pas illimités. Mon père nâest pas convaincu de lâutilité de payer des études universitaires à une fille. Il aurait préféré acheter une grosse voiture, je crois. En vérité, je pense quâil paierait aussi une voiture au premier garçon prêt à mâépouser.
Après une nouvelle hésitation, elle poussa plus loin sa confidence :
â Je serai toujours reconnaissante à ma mère, car elle plaide ma cause de façon redoutable⦠Elle a menacé de le priver du lit conjugal sâil ne me permettait pas de mâinscrire en droit.
De nouveau, un rire nerveux souligna sa confession. Thalie lui serra lâavant-bras de la main pour la rassurer. Lâautre nâentendait pas demeurer la seule à se livrer :
â Alors, je vis dans une pension assez défraîchie et je compte les sous au moment de mâacheter une robe. De ton côté⦠es-tu riche?
â Je vis dans la même pension que toi et je compte tellement mes sous que tous mes vêtements viennent du magasin de maman. Je mâhabille au prix du gros.
Cette façon de se dérober ne suffirait pas à alimenter une amitié naissante. Après une pause, elle se fit plus explicite :
â Dans son testament, papa mâa laissé le fruit de ses assurances-vie. Il est mort à bord de lâ Empress of Ireland â¦
Sa compagne sâarrêta net, porta la main à sa bouche en laissant échapper un « Oh! » désolé. Avant de lâentendre présenter des condoléances tardives et de sâétendre sur le sujet de la grande catastrophe maritime, Thalie sâempressa de suggérer :
â Allons dâabord regarder chez Ogilvyâs. à ce moment de lâannée, ils ont certainement des robes en solde. Aucun commerçant nâaime entreposer sa marchandise tout un hiver. Si tu ne trouves rien, nous ferons les magasins en revenant sur nos pas.
La grande jeune fille se laissa guider par sa compagne. Après un moment, elle demanda :
â Ton père?â¦
â Il mâa laissé ses assurances-vie. Mon frère a reçu des actions dans un commerce, celui de mon oncle, en fait, et ma mère, le magasin. Il a écrit dans son testament que lâargent devait me permettre de réaliser mes rêves. La somme suffit à mes besoins : je loge à la pension Milton, jâétude à McGill et je compte mes sous.
â Mais tu ne rends de compte à personne. Câest un avantage.
â Sauf à mon pèreâ¦
Comme lâautre posait sur elle un regard soupçonneux, elle ajouta :
â Il me visite dans mes rêves.
Paraître un peu étrange ne la rendait pas moins attachante. Catherine posa sa main sur lâavant-bras solidement tenu contre son flanc et la laissa là pendant tout le trajet.
Le magasin Olgilvyâs fournissait des marchandises luxueuses à une clientèle de langue anglaise essentiellement. Depuis une dizaine dâannées, il occupait un magnifique édifice de pierres grises de style roman. Sur la façade et les côtés, les fenêtres coiffées dâarches se prolongeaient jusquâau troisième étage. En conséquence, tout lâintérieur se trouvait noyé de lumière naturelle.
à cause de la guerre, les étals se
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