La mort bleue
trop sage rompu à la vente de vêtements féminins. De son côté, apprécierait-il son attitude un peu plus délurée, résultat des derniers mois passés dans le commerce?
Elle rompit finalement le long silence en disant :
â Je ne sais pas si ma réponse vous paraîtra bien nette, mais je ne peux faire mieux. Nous ne sommes pas vraiment fiancés, mais au moment de nous quitter, nous pensions certainement lâêtre.
Un lourd silence prévalut entre eux.
â Et aujourdâhui, comment définissez-vous votre situation? insista Gérard.
â Jâai lâimpression de traîner un fantôme dans ma vie. Je ne suis plus certaine de rien.
â Et lui, de son côté?
Cette question hantait la jeune femme. Ãtaient-ils deux, de part et dâautre de lâAtlantique, à sâinterroger sur le lien qui les unissait? Lâexpression « loin des yeux, loin du cÅur » se révélait limpide. Dâun autre côté, signifiait-elle quâau moment de se revoir, les sentiments qui étaient les leurs pendant lâété de 1917 sâimposeraient encore à eux dans toute leur force?
â En vérité, je ne le sais pas du tout. Je reçois toutes les six semaines environ un carton où il est écrit quelque chose comme : « Je vis dans la boue. On a dû amputer la moitié du pied dâun de mes hommes à cause du mal des tranchées. » Des mots de ce genre donnent une idée bien vague de lâévolution des sentiments de quelquâun.
Elle simplifiait terriblement la teneur de la correspondance échangée. Parfois, Mathieu lui écrivait : « Ne mâattends pas, ne gaspille pas ta vie. Je ne sais pas si je sortirai dâici vivant ou dans quel état. » Dâautres fois, le message pouvait se limiter à  : « Je pense à toi à chaque seconde, câest cela seulement qui mâempêche de devenir fou. » Ne connaissant ni le moment précis ni le contexte de la rédaction de ces messages, Françoise ne savait trop comment les interpréter.
Plus expérimentée, sans doute aurait-elle su les relier aux longs moments dâattente épuisants, entrecoupés de lâimmense frayeur des jours où se produisaient des actions militaires.
â Je crois plus honnête de vous le dire. De nombreuses jeunes filles de Québec offrent sans doute une situation personnelle plus⦠claire que la mienne.
Son compagnon demeura encore hésitant un moment, avant de lui dire avec un sourire contraint :
â Pour cela, vous avez raison. Avec tous les hommes absents, ceux qui restent gagnent en popularitéâ¦
Cette façon de présenter les choses, peut-être indélicate, demeurait vraie. Les garçons célibataires devenant rares, leur succès augmentait. Il tempéra la remarque en ajoutant :
â Mais bien peu de ces jeunes personnes me semblent aussi séduisantes que vous. Accepterez-vous de sortir encore avec moi?
â ⦠Ce sera avec plaisir, soyez-en assuré.
Elle tendit la main, il la prit dans la sienne.
â Dans ce cas, je reviendrai vous distraire de votre travail, comme je lâai fait hier, pour vous proposer un rendez-vous.
Il allait sâen aller quand un souvenir lui revint à lâesprit :
â Vous occupez la chambre du fils de votre patronne. Câest lui?
â ⦠Oui.
â Elle ne me recevra pas plutôt froidement?
Il imaginait une scène du plus mauvais goût, lors de sa prochaine visite.
â Non. Vous nâavez rien à craindre. Elle comprend très bien ma situation.
â Alors, à bientôt.
Le jeune homme tourna les talons pour descendre la pente assez accentuée de la rue de la Fabrique. Françoise le regarda sâéloigner pendant un moment, puis elle poussa la porte en soupirant.
* * *
Certains jours où il se rendait à lâHôtel-Dieu, Charles Hamelin préférait emprunter le chemin Sainte-Foy, puis la rue Saint-Jean. Les vitrines des magasins attiraient son regard distrait. Le temps de bifurquer sur la côte du Palais et la grande masse grise de lâhôpital sâimposait à lui. à lâintérieur, une odeur particulière prenait aux narines, semblable à celle de tous les établissements de ce genre.
« Lâodeur de la misère et de la
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