La mort du Roi Arthur
fût vidée entre nous plutôt que par d’autres qu’elle ne concerne pas le moins du monde. »
Gauvain tendit son gage au roi et dit : « Mon oncle, puisqu’il le propose, je pense qu’il faut accepter son offre. Je suis prêt à affronter Bohort et à prouver contre lui que c’est par traîtrise que Lancelot tua mon frère Gahériet. » Bohort s’avança à son tour et tendit également son gage, tout en précisant que, si le roi y consentait, le combat pouvait s’engager immédiatement. Mais Arthur refusa leurs gages à l’un comme à l’autre et se borna à prévenir Lancelot qu’il lui faudrait, dès son départ de l’île de Bretagne, s’attendre à subir une guerre plus redoutable qu’il ne le pensait.
« Roi Arthur, dit alors Lancelot, tu ne serais pas en état de soutenir cette guerre, ainsi que tu l’es à présent, si je t’avais fait tort autant que je t’ai secouru le jour où Galehot, seigneur des Îles Lointaines, devint ton homme lige. Car il était en mesure, souviens-toi, de te ravir ta terre et ton honneur, et tu te trouvais, toi, bien près de subir l’opprobre de perdre ta couronne en même temps que tes biens {62} . Et si je te rappelle cela, ce n’est pas parce que je te redoute, mais en raison de l’amitié que tu devrais nourrir à mon égard. Un roi digne de ce nom sait reconnaître les services qu’on lui a rendus. Cependant, puisque ta mémoire est défaillante, sache qu’une fois rendus dans notre pays et parmi nos vassaux, nous aurons tôt fait de rassembler nos forces et, grâce à nos amis, de garnir nos forteresses. Alors, nous te ferons tout le mal possible, si tu persistes dans ton projet de venir nous attaquer. Tu n’y trouveras certes ni profit ni honneur, mais assurément de quoi te repentir à tout jamais. »
Lancelot se tourna ensuite vers Gauvain. « Quant à toi, dit-il, qui t’efforces d’envenimer les rancœurs du roi, tu as tort d’agir ainsi. La mémoire te ferait-elle défaut, à toi aussi ? Souviens-toi du jour où je te délivrai de la Tour Douloureuse où tu courais péril de mort ! – Et toi, répliqua l’autre avec violence, souviens-toi du jour où je te retrouvai garçon de cuisine au fin fond du château de Rigomer ! {63} Je pense que nous sommes quittes, toi et moi. Que nous nous soyons sauvé mutuellement la vie, nul ne peut le nier, mais tu m’as fait payer très cher ce que tu prétendais être ton amitié, car tu m’as privé de ceux de mes frères que j’aimais le plus, et d’une manière si indigne que ma famille et moi en portons le déshonneur. Aussi ne saurait-il intervenir aucune réconciliation entre toi et moi, et il n’y en aura jamais tant que je serai en vie. » Et, sur ces paroles, Gauvain quitta l’assemblée.
Alors, Lancelot dit au roi : « Seigneur, je quitterai ta terre dès demain, mais sans emporter, en échange de tous les services que je t’ai rendus depuis que tu m’as armé chevalier de ta propre main, seulement la valeur d’un éperon de tout ce qui t’appartient. » Puis, se tournant vers la reine Guenièvre, il reprit : « Dame, il me faut maintenant me séparer de toi et de cette noble compagnie. Puisqu’il en est ainsi, je t’adjure de prier pour moi et de dire autour de toi tout le bien que tu penses de ma personne. Si les mauvaises langues te causent quelque ennui, fais-le-moi savoir, mon bras sera toujours fidèlement à ton service pour te délivrer de l’oppression, quelle qu’elle soit. » Et, sur ce, sans ajouter un mot, il se remit en selle et, suivi de tous ses gens, quitta le camp d’Arthur, le cœur serré, mais le visage impassible {64} .
10
La Trahison
Escorté de ses compagnons tout attristés de l’avoir vu rendre la reine, Lancelot rentra dans la forteresse de la Joyeuse Garde et, sitôt descendu de cheval, ordonna de tout préparer pour que l’on pût se mettre en route dès le lendemain. Puis il réunit ses chevaliers et leur dit : « Seigneurs, je dois quitter ce royaume et, au moment de le faire, j’en éprouve beaucoup de peine. Car je crains qu’après ma mort l’on n’aille partout répétant que je fus chassé honteusement d’un pays pour lequel je n’avais cessé de me battre dans la mesure de mes forces. Et pourtant, je vous l’affirme, n’eussé-je craint l’infamie pour la reine Guenièvre, jamais je n’aurais consenti à devenir un banni. »
Ces mots n’allèrent pas sans émouvoir toute l’assistance. Et tandis que
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