La mort du Roi Arthur
Bohort, Lionel et Hector se taisaient, d’autres prirent la parole pour annoncer à Lancelot qu’ils l’accompagneraient. « Seigneur, dirent-ils, si tu avais décidé de demeurer en ce pays, nous ne t’aurions point failli et nous aurions continué la lutte à tes côtés. Mais puisque tu désires retourner en Bretagne armorique, nous ne voyons pas de raison de rester ici car nous ne serons jamais plus les bienvenus à la cour du roi Arthur. Du reste, de même que nous avions déjà choisi de nous ranger à tes côtés au moment où l’on t’infligeait ici les plus grandes peines, de même choisissons-nous maintenant de te suivre sur d’autres rivages et d’y lier notre sort au tien, dussions-nous perdre ainsi la vie. Notre honneur nous commande de ne jamais t’abandonner en quelque circonstance que ce soit.
— Amis très chers, répondit Lancelot, grand merci. Je vous témoignerai ma reconnaissance aussi généreusement que je le pourrai. Les biens que j’ai reçus par naissance, je les partagerai avec vous de la manière que voici : je distribuerai mes domaines et mes terres entre vous sans lésiner, ne me réservant à moi-même que le strict équivalent du lot de chacun, car je sais me contenter de peu et n’ai que faire de paraître avec davantage d’éclat. Je crois qu’avec l’aide de Dieu le produit de mes terres suffira à vos besoins. » Les chevaliers s’écrièrent d’une même voix : « Honte à qui voudrait te quitter ! Nous savons bien que ce royaume ne connaîtra désormais plus de paix et qu’il sera la proie des luttes les plus implacables maintenant qu’est dispersée la noble compagnie de la Table Ronde. C’est elle qui soutenait le trône d’Arthur, c’est par son excellence que le roi et tout le royaume connaissaient tranquillité et repos, et c’est à toi, Lancelot, pour une grande part, qu’elle-même devait sa puissance.
— Amis très chers, répondit Lancelot, quelque gré que je vous sache de vos éloges, je n’ai pas la vanité de me croire le seul artisan de la tranquillité et la paix du royaume de Bretagne. J’y ai seulement œuvré de mon mieux, tout comme l’ensemble de mes compagnons de la Table Ronde, y compris ceux qui, actuellement, me manifestent cet excès de haine. Assurément, ce n’est pas la première fois que je me trouve confronté à de telles difficultés, doublées d’inimitiés manifestes. Et je ne doute pas que nous n’en rencontrions d’autres sous peu. Ce n’est pas Gauvain que je crains, bien qu’il se montre le plus acharné contre moi après avoir été mon plus fidèle ami, mais bien plutôt Mordret, son frère. Mordret me sait informé de certaines choses qui le concernent et, cela, il ne me le pardonnera jamais. Plût au Ciel que Mordret se fût trouvé à la place de Gahériet quand je frappai le coup funeste qui m’a privé d’un ami ! Le royaume de Bretagne ne s’en porterait aujourd’hui que mieux. »
Après avoir, le lendemain, avec l’autorisation du roi, cédé la Joyeuse Garde à Cador de Cornouailles en qui il avait toute confiance, et de manière à en percevoir, où qu’il se trouvât, les revenus sa vie durant, Lancelot prit la route avec son frère et ses deux cousins, plus quatre cents chevaliers, sans compter les écuyers ni les serviteurs, tant à pied qu’à cheval. Ainsi parvint-il sans encombre au bord de la mer et lorsque, après s’être embarqué, il tourna, depuis le navire qui l’emportait, ses regards vers le pays qui lui avait valu tant d’honneurs et tant de bienfaits, il se mit à changer de couleur. Exhalant de profonds soupirs, tandis que les pleurs lui baignaient les joues, il demeura longtemps ainsi, triste et pensif, avant de murmurer d’une voix si basse que seul Bohort l’entendit : « Que ce pays et ses habitants, ennemis et amis, soient bénis ! Car aussi longtemps que j’ai séjourné dans cette île, j’y ai connu plus de bonheur qu’en aucun autre lieu. » Telles furent les paroles que prononça Lancelot du Lac tandis qu’à l’horizon s’effaçait l’île de Bretagne. Aussi longtemps que se put discerner la côte, il garda les yeux tournés vers elle et, quand il l’eut perdue de vue, il alla se coucher et manifesta un si grand chagrin qu’il excita la pitié de ceux qui en étaient témoins.
Une fois qu’on eut débarqué, lui et ses compagnons de voyage se mirent en selle et firent route toute la journée à travers la Bretagne armorique. Le
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