La mort du Roi Arthur
manquèrent pas d’y reconnaître le signe éclatant de la colère de Dieu.
Comprenant qu’il était perdu, Mordret alors frappa le roi sur le heaume avec une violence telle qu’il réussit à enfoncer la lame jusqu’au crâne, y arrachant même un bout d’os, et ce coup étourdit Arthur au point qu’il tomba de cheval en même temps que son adversaire. Et ils étaient tous deux si mal en point que ni l’un ni l’autre n’eut la force de se relever. Et ainsi demeurèrent le père et le fils, côte à côte à même le sol, jusqu’à la tombée de la nuit. {80}
12
Quelque part en l’Île d’Avalon
Le brouillard s’était abattu sur la plaine, obscurcissant toute lumière et étouffant les moindres bruits, tout autant les dernières plaintes des mourants que les cris des oiseaux affamés guettant le moment de se précipiter sur leurs proies pantelantes. Deux hommes rôdaient à travers le brouillard, se penchant parfois pour reconnaître un cadavre figé dans l’herbe ruisselante de sang. Et l’un d’eux se mit à chanter une triste mélopée :
« L’Aigle d’Éli élève son cri. Il est humide du sang des hommes, du sang qui coule du cœur d’un vaillant guerrier. L’Aigle d’Éli pousse des cris aigus cette nuit. Il nage dans le sang des hommes blancs, sur l’étendue de la plaine, ô navrante douleur ! J’entends l’Aigle d’Éli, cette nuit. Il est couvert de sang, et je ne peux le traquer dans la plaine, ô navrante douleur ! L’Aigle d’Éli a dévasté cette nuit la vallée de Mésir la noble et la terre de Brochmaël qu’il a longtemps opprimée. L’Aigle d’Éli garde les mers, les poissons ne passent plus les raz. Il hurle en voyant le sang des hommes. L’Aigle d’Éli erre dans la plaine. Dès l’aurore, il s’est repu des victimes de ses ruses. »
La voix de l’autre homme s’éleva à son tour dans le brouillard : « L’Aigle de Pengwern au bec gris pousse ses cris les plus perçants, avide de la chair de celui que j’aimais. L’Aigle de Pengwern au bec gris pousse ses gémissements les plus perçants, avide de la chair des bien-aimés. L’Aigle de Pengwern au bec gris pousse ses cris les plus aigus, avide de la chair de ceux que j’aimais. L’Aigle de Pengwern a appelé au loin cette nuit. On le voit dans le sang des hommes, et ce lieu est bien nommé la Plaine du Meurtre. »
Les deux hommes continuaient leur lente errance à travers le brouillard, se penchant çà et là et espérant découvrir quelqu’un qui fût en vie. Mais ils ne découvraient que des cadavres. Le premier des deux hommes se remit à chanter : « Je porte à mon côté la tête de l’assaillant de deux armées, le magnanime fils de Kynvarch {81} . Je porte à mon côté la tête d’Yvain, le généreux chef d’armée. Sur sa poitrine blanche, un corbeau s’est perché. Je porte sur mon manteau la tête d’Yvain, le prince généreux. Sur sa poitrine blanche, un corbeau se repaît. Je porte dans ma main la tête de celui qui fut un aigle majestueux. Sa poitrine de chef est rongée par le rapace. Je porte une tête sur ma cuisse, la tête du protecteur du pays, épée dressée au milieu du combat. Je porte une tête sur mon bouclier. Vastes furent ses entreprises, et lointaine la renommée d’Yvain. »
Et l’autre reprit sur le même ton : « Son corps délicat et blanc sera recouvert aujourd’hui de terre et de chênes. Douleur sur moi, car mon parent est mort. Son corps délicat et blanc sera recouvert aujourd’hui de terre et de tertres verts. Douleur sur moi, le fils de Kynvarch est mort. Son corps délicat et blanc sera recouvert aujourd’hui de terre et d’herbe verte. Douleur sur moi, car mon seigneur est mort. Son corps délicat et blanc sera recouvert aujourd’hui de terre et de sable. Douleur sur moi et triste destinée. Son corps délicat et blanc sera recouvert aujourd’hui de terre et de pierres bleues. Douleur sur moi et triste déchéance… » {82}
Ils s’arrêtèrent un instant près des grandes pierres qui se dressaient au milieu de la plaine. Ces deux hommes, c’étaient Lucan, l’échanson de la cour d’Arthur, et Girflet, fils de Dôn. Ils étaient les deux seuls survivants du massacre. Couverts de sang et de poussière, ils arpentaient la plaine à la recherche du roi Arthur. Ils pleuraient amèrement et se lamentaient chaque fois qu’ils découvraient mort un de leurs compagnons d’autrefois. Et leur tristesse grandissait au fur
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