La mort du Roi Arthur
et, par toute la cité, l’on se demandait d’où elle venait et qui elle était.
Elle entra dans la chambre où gisait Tristan sans que personne eût l’idée de l’en empêcher. Arrivée près du corps, elle se tourna vers l’orient et, d’une voix plaintive, murmura : « Ami, en te voyant mort, je ne puis souhaiter vivre plus longtemps et ne le veux point. Tu es mort par amour pour moi, et moi, je meurs de tendresse pour toi, mon ami que je n’ai pu sauver, faute d’arriver à temps. Je t’aurais soulagé de ton mal, je t’aurais doucement parlé, j’aurais appliqué ma bouche sur ta blessure et extrait de ton corps tout le poison qui te faisait souffrir, je t’aurais guéri par mes seuls baisers, par mes seuls regards. Hélas ! rien ne pourrait me consoler ni me rendre le goût de vivre, car serait-ce vivre que vivre sans toi ? Maudite soit la tempête qui m’empêcha d’arriver ! Si j’étais venue à temps, ami, je t’aurais rendu la vie, je t’aurais parlé tendrement de notre amour. J’aurais évoqué nos aventures, nos joies et nos chagrins. J’aurais prononcé les paroles que tu attendais pour chasser de toi les pensées noires qui t’obsédaient. Mais, puisque je n’ai pu te guérir, puisque j’arrive après ta mort, je vais me consoler en buvant le même breuvage que toi. Tu as perdu la vie à cause de moi. Je me comporterai de la même manière et mourrai pour toi. »
Alors, Yseult serra Tristan dans ses bras et s’étendit près de lui. Elle lui baisa la bouche et le visage tout en le tenant étroitement enlacé, et c’est ainsi qu’elle rendit l’âme, corps contre corps, bouche contre bouche. Yseult la Blonde, reine de Cornouailles, mourut, à côté de Tristan de Lyonesse, faute de pouvoir lui survivre, et parce qu’ils avaient conjointement bu le même breuvage de vie et de mort et s’étaient répété sans cesse l’un à l’autre : « Ni toi sans moi, ni moi sans toi. »
Kaherdin et Brengwain arrivèrent alors, et quel ne fut pas leur deuil en voyant morts les deux amants pour lesquels ils n’eurent de cesse de recueillir tous les hommages. On raconte qu’Yseult aux Blanches Mains, l’épouse de Tristan, les fit néanmoins ensevelir séparément, chacun d’un côté de l’église, de sorte qu’ils ne pussent, même dans la mort, être proches l’un de l’autre. Mais on raconte également qu’un chêne poussa sur chacune de leurs tombes, et que les deux arbres atteignirent une telle hauteur que leurs branches s’entremêlèrent par-dessus le faîte de l’église {46} .
6
Pour l’Amour de Guenièvre
Le roi Arthur se trouvait en train de converser avec son neveu Gauvain lorsque lui parvint la nouvelle de la mort de Tristan. Il en fut douloureusement affecté. « Ah ! s’écria-t-il, que de bons chevaliers ai-je ainsi perdus, qui me feront désormais défaut ! Plus rien ne sera jamais comme avant, et je me vois vieillir dans la tristesse et la solitude. – Bel oncle, protesta Gauvain, tu es loin d’être seul ! Tu as toujours autour de toi nombre de chevaliers qui te respectent et qui sont prêts à te servir fidèlement, quoi qu’il puisse arriver. – Certes, admit le roi, mais la mort de Tristan m’afflige à un point que tu ne saurais imaginer. » Et, après avoir jeté un regard circulaire sur la campagne morne et le ciel gris et sombre comme à l’approche d’une tempête, il soupira : « Vois-tu, je n’ai plus d’espoir, depuis que la quête est achevée. Ceux de la Table Ronde se traînent comme des âmes en peine. Ils passent leur temps à se jalouser et à médire les uns des autres. Tristan n’était pas comme eux, qui s’est toujours montré d’un courage et d’une dignité exemplaires dans les pires moments, lors même qu’il était banni et harcelé par son oncle, le roi Mark. – Je me souviens en effet, dit Gauvain. Il a failli périr de la main même de Mark et, si nous n’étions pas intervenus pour les réconcilier, cette affaire se serait terminée lamentablement.
— Oui, approuva Arthur, et le roi Mark se serait déshonoré, en accomplissant sa vengeance. Et tout cela pour avoir trop écouté les ragots des calomniateurs qui haïssaient Tristan et qui enviaient sa prouesse. Hélas ! j’ai failli moi-même suivre cette mauvaise voie ! » Et comme le roi soupirait longuement : « Que veux-tu dire par là, mon oncle ? » s’étonna Gauvain. Arthur hésita, ne sachant comment aborder le sujet
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