La mort du Roi Arthur
ni de l’autre sur la mer étale où le balançaient à peine d’imperceptibles houles. Et, comme on n’avait plus de chaloupe, le dépit décupla l’angoisse.
On apercevait en effet la terre, non loin de là, et l’impossibilité de l’atteindre faisait de sa vue un intolérable supplice. On tenta alors de louvoyer autant que possible, tant en avant qu’en arrière, de gauche que de droite, mais avec si peu de succès que force enfin fut de se résigner à cette funeste infortune. Et Yseult, qui s’était reprise à espérer depuis la fin de la tourmente, en fut de nouveau consternée. C’était pour elle une véritable torture que de ne pouvoir aborder sur cette côte qui semblait à portée de main et où peut-être agonisait pour l’heure son ami Tristan. Aussi, bien que Brengwain s’efforçât de la réconforter, s’abandonna-t-elle sans plus de réserve à sa douleur.
Non moins désespéré qu’elle, Tristan gémissait sans relâche et soupirait sans cesse après l’unique objet de ses désirs, et tantôt il élevait de ferventes prières au Ciel, tantôt l’accusait de comploter sa mort. Or, comme cette angoisse le mettait au plus fort de la souffrance, Yseult aux Blanches Mains parut devant lui, toute souriante, et lui dit : « Ami, je t’apporte une nouvelle qui te réjouira le cœur : Kaherdin sera incessamment là. J’ai aperçu son navire sur la mer mais, faute de vent, il est obligé de louvoyer. Néanmoins, je l’ai parfaitement reconnu. Ah ! Dieu fasse qu’il soit bientôt en mesure d’accoster ! »
À cette nouvelle, Tristan tressaillit. « Belle amie, dit-il, es-tu certaine qu’il s’agit du navire de Kaherdin ? Dis-moi, je te prie, de quelle couleur est la voile ? – Je suis parfaitement sûre qu’il s’agit du sien, répondit-elle, et la voile en est toute noire. On l’a hissée tout en haut du mât parce que le vent fait défaut. » Quand il entendit ces paroles, Tristan ressentit la douleur la plus effroyable qui l’eût jamais tenaillé de sa vie. Il se tourna vers le mur et murmura faiblement : « Que Dieu nous sauve, Yseult et moi ! Puisque tu n’as pas voulu venir vers moi, je n’ai plus qu’à mourir par amour de toi. Je ne saurais davantage retenir ma vie {45} . C’est pour toi, Yseult, ma belle amie, que je meurs. Si tu n’as eu pitié de ma langueur, ma mort te causera, je le sais, grande douleur et ce m’est, amie, une grande consolation que de me dire que tu auras pitié de ma mort. » Puis il répéta par trois fois : « Amie Yseult ! » avant de s’effondrer, inerte, sur son lit de douleur.
Aussitôt, dans toute la maison, chevaliers et compagnons éclatèrent en pleurs, et leurs cris retentirent au loin, de même que leurs lamentations. De toutes parts accoururent alors vers la chambre preux et gens d’armes, valets et servantes, et l’on recouvrit le corps de Tristan d’un tissu de soie rayé afin de l’honorer mort autant qu’on l’avait, de son vivant, tenu en grande estime et profonde vénération.
Au même moment, sur la mer, un vent se leva, qui creusa puis enfla la voile blanche, permettant du coup au navire d’atteindre rapidement le rivage. Sans attendre Brengwain ni Kaherdin, Yseult la Blonde se précipita à terre et se mit à courir vers un édifice qui, plus haut que les autres, lui paraissait devoir être le manoir de son ami. Or, au bruit des lamentations qui s’élevaient des rues, au glas lugubre qui retentissait à tous les clochers des églises et des chapelles, elle interrogea les passants : « Pourquoi pleurez-vous, bonnes gens ? Pourquoi montrer pareille affliction ? – Hélas ! lui répondit un vieillard, que le Ciel me protège, belle dame ! Nous voici frappés d’un si grand malheur que je crois bien n’en avoir jamais subi de plus grand. Le preux et noble Tristan vient de mourir, qui, généreux envers les pauvres, secourable envers les affligés, était le réconfort de tous les habitants de ce pays. Il est mort dans son lit d’une blessure qu’il avait reçue en secourant un chevalier encore plus infortuné que lui. Jamais nous n’avons connu pareil deuil ! »
À cette nouvelle, Yseult demeura pétrifiée de douleur. La mort de Tristan l’accablait si fort qu’après avoir parcouru les rues telle une folle, les cheveux épars et les vêtements défaits, elle pénétra dans le manoir comme par mégarde. Jamais les gens de ce pays n’avaient vu de femme si parfaitement belle,
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