La nièce de Hitler
colossalement vaniteux et rempli de haine pour lui-même. Belliqueux,
pleurnichard, insupportable, et très sensible à toute sorte de palliatif, même
du sel de table, il se croyait la cible d’un complot juif, il avait simulé ou
exagéré les symptômes de manque de la morphine, il avait des hallucinations à
propos de saint Paul, qu’il appelait « le Juif le plus dangereux ayant
jamais existé », et d’Abraham, qu’il avait vu en rêve lui offrir un billet
à ordre et trois chameaux s’il acceptait de cesser sa guerre contre le peuple
sémite ; enfin, qu’il serait politiquement fini si sa folie venait à être
connue en Allemagne.
— Ce qui est, bien sûr, parfaitement
exact, sourit Emil.
Geli était troublée. Elle n’avait pas vu Emil
dans le rôle d’un intrigant.
— Tu comptes l’utiliser ?
— Est-ce que je veux le faire chanter ?
précisa Emil en haussant les épaules. Peut-être pas. Mais je dois me protéger
des vautours. C’est pourquoi j’ai pris une photo de ce document, au cas où.
Plus tard, elle repensa aux vautours en
entendant le Doktor Goebbels se délecter à raconter comment Göring était rentré
en Allemagne la queue entre les jambes en 1927, employé par la firme suédoise
Tornblad pour vendre des parachutes à Berlin, et avait enduré l’ignominie de
voir son nom rayé des listes du parti et de devoir postuler à nouveau, « comme
n’importe quel humble paysan de Worms ». Mais le Doktor Goebbels avait
regardé « Sa Corpulence » employer les pleurs, la flatterie, les menaces
et la flagornerie obséquieuse afin de s’insinuer progressivement assez loin
dans le parti et les bonnes grâces d’Hitler, pour que son célèbre nom fût
inséré en bas de la liste de ceux que les nazis présentaient aux élections au
Reichstag du 20 mai 1928.
— Est-ce qu’on votera pour lui ? demandait
le Doktor Goebbels. J’espère bien que non. Il y a foule au sommet.
Après avoir parcouru
l’Allemagne et prononcé cinquante-six discours durant les trois semaines
précédant les élections de 1928, Adolf Hitler était si persuadé du succès du
parti et de ses candidats qu’il invita sa nièce à Berlin pour une soirée de
célébration après le vote du dimanche. Emil vint la chercher à la gare et ils
purent s’embrasser et se caresser sur la banquette avant de la voiture d’Hitler
pendant un trop court moment, avant de se rendre au 16, Berchtesgadenerstraße
où Herr et Frau Göring louaient un minuscule appartement au deuxième étage.
Les yeux fous, en ébullition, le ventre aussi
large qu’une barrique de bière sous un costume d’un blanc éblouissant, un
chapeau mou blanc planté de travers, Göring les attendait sur le trottoir, et
après leur avoir fait signe de s’arrêter, il introduisit une partie de son
torse dans l’habitacle pour serrer énergiquement les mains d’Emil et de Geli, les
pommettes passées au rouge, sa grande bouche légèrement maquillée, exhalant sur
son passage les effluves d’un flacon entier de Chanel. « Le député Göring »,
se nomma-t-il, car il venait d’apprendre que le parti avait obtenu assez de
voix pour que lui, le Doktor Goebbels et dix autres nazis moins célèbres
rejoignent les quatre cent quatre-vingts élus des autres partis au Reichstag.
— Seulement douze ? demanda Emil, car
cela voulait dire que le parti avait perdu deux sièges.
Mais Göring n’avait pas envie de voir sa
victoire diminuée, et il se retourna pour aider sa frêle épouse à descendre le
perron et à monter dans la voiture.
Carin était plus grande que lui et assez plate,
ses cheveux auburn frisottés entourant un visage aussi blême que celui de son
mari était rouge. Elle allait mourir d’une maladie du cœur en octobre 1931. Emil
avait dit à Geli que Carin était « sentimentale et mystique », mais, avec
son air d’être sur le point de tourner de l’œil en montant dans la Mercedes, elle
ne sembla à Geli que maussade et méchante, déblatérant dans un allemand
impeccable sur les centaines de Juifs dégoûtants qui avaient gâché leur coucher
de soleil dans le Tiergarten, et les communistes qui avaient paradé dans les
rues toute la semaine « avec leur nez crochu et l’étoile de David sur
leurs drapeaux rouges ».
— L’étoile soviétique, tu veux dire, la
corrigea Göring.
— C’est pareil.
Et ensuite ils s’étaient bagarrés avec les
hommes d’Hitler, qui « hissaient eux aussi leurs
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