La nuit de l'ile d'Aix
flots tumultueux, et il n’y eut plus d’autre chose à faire que de suivre le torrent. Les parcs de réserve, les bagages qui n’avaient point repassé la Sambre, et tout ce qui était sur le champ de bataille sont restés au pouvoir de l’ennemi. Il n’y eut même aucun moyen d’attendre les troupes de notre droite.
On sait ce que c’est que la plus brave armée du monde, lorsqu’elle est mêlée et que son organisation n’existe plus... telle a été l’issue de la bataille du Mont-Saint-Jean. Glorieuse pour les armées françaises et pourtant si funeste. »
Lucien repose le papier, racle un sanglot étouffé.
— Que fais-tu de ce communiqué ?
— Je vais le lire devant le Conseil des ministres.
— Pourquoi ?
— Il me l’a demandé expressément.
— Et lui, que va-t-il faire ?
— Je crois qu’il va revenir.
Lucien bondit :
— Mais il est fou ! Surtout pas ça... On lui a déjà difficilement pardonné d’avoir abandonné son armée en Italie et en Égypte. Et en Russie..., cette fois on ne lui pardonnera pas. Donne-moi de quoi écrire.
Lucien trace dix lignes d’une écriture rageuse.
Le courrier part dix minutes plus tard. À une heure près il aurait pu croiser la calèche de Napoléon au carrefour de la route de Craonne.
L’annonce de la défaite déclenche des réactions en chaîne. Des réactions imprévisibles. Et divergentes. Ceux dont les remous favorisent l’intrigue et ceux qui appellent à la Patrie en danger. Ceux qui laissent éclater leur joie au grand jour et ceux qui ne cachent pas leurs larmes. Ceux qui soupirent déjà ! Ceux qui crient : Enfin ! Ceux qui se savent ruinés. Ceux qui craignent pour leur vie. Ceux qui se sentent revivre. Et ceux que leur fonction contraint à faire face et qui se composent des visages attentifs et résolus de pilote à l’approche des tempêtes.
Comme le maréchal Davout, ministre de la Guerre.
Comme le duc Decrès, ministre de la Marine.
À six heures du soir, le 20 juin, partent deux lettres dont les événements vont infléchir le destin. La première est expédiée par le maréchal Davout au général Beker.
« Paris, le 20 juin 1815
« Le ministre de la Guerre
au général Beker
Général,
J’ai l’honneur de vous informer que, conformément aux intentions de l’Empereur, vous êtes mis à la disposition de M. le lieutenant-général comte Grenier, pour être employé sous ses ordres à la défense de Paris.
Vous voudrez bien vous rendre sur-le-champ auprès de cet officier général. Je lui adresse vos lettres de service.
Signé : le ministre de la Guerre
Prince d’Eckmühl
À la même heure le duc Decrès écrit de sa main un pli urgent, destiné au préfet maritime de Rochefort. M. Decrès scelle sa lettre, appelle un courrier et lui recommande une extrême célérité.
— Vous partez sur l’heure...
« Le ministre de la Marine
à M. le baron de Bonnefous, préfet maritime de Rochefort
Il apparaît certain que la guerre va définitivement éclater entre la France et les puissances alliées. En conséquence, je vous envoie huit lettres de marque en blanc. Elles sont destinées aux armateurs de votre arrondissement qui se proposeraient d’entreprendre la course contre les ennemis de l’État lorsqu’il leur aura fait connaître le moment où ils pourront sortir. »
La course contre les ennemis de l’État ? Sur l’Océan atlantique l’État n’a guère qu’un ennemi : l’escadre anglaise.
M. de Bonnefous alerte en vain les armateurs de l’arrondissement. Leur course sera prise de vitesse par M. Fouché.
La semaine qui s’ouvre va corrompre le sens des messages et bouleverser le rôle des acteurs : Decrès, Beker, Bonnefous jusque-là comparses de l’Histoire vont en devenir les moteurs.
Journée du 21 JUIN
« Messieurs, le Roy est nu. »
Paris 5 heures du matin
La berline est entrée au petit jour par la barrière du Roule. Elle a croisé des voitures de laitiers et les premiers maraîchers qui poussaient vers le marché leur charrette à bras, jardins nomades où le vermillon chevauche la verdure, griottes, cardons, mouron et saladelles. Des femmes en toilette de nuit, aux longs cheveux dénoués se penchaient pour accrocher leurs volets.
L’Empereur assoupi n’avait pas eu un mot depuis Laon. Le cocher avait contourné l’enceinte de la ville et s’engageait au grand trot dans la rue du
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