La nuit de l'ile d'Aix
Mémorial, met un jour de séjour entre l’affaire du chasse-marée et l’arrivée au Bellerophon. La date du jour de l’embarquement est incontestable, mais il me semble bien que ce fût la veille que furent faits les préparatifs pour l’embarquement à bord du chasse-marée. M. de Las Cases écrivait chaque jour, mais je me rappelle que M. de Las Cases étant alors à bord du navire anglais ne savait pas et ne pouvait savoir ce qui se passait à l’île d’Aix chez l’Empereur. »
— L’Empereur fit escale à Saint-Amand – ou à Châteauroux – , je ne sais plus...
— Las Cases ne pouvait pas savoir...
— Il me semble bien...
— Je n’ai que ma mauvaise mémoire... qui pourrait bien me faire défaut...
M. Garreau qui a passé au crible tous les documents de la semaine brûlante réfute l’éphéméride du Mémorial.
« Discordance avec Las Cases, qui n’en est d’ailleurs pas à une confusion près : les témoins de cette odyssée se trompent fréquemment.
Si Feillet rapporte qu’il y avait bon vent pour partir le 9 au matin, l’enseigne Lumeau, de quart à l’aube, déclare exactement le contraire. Incertitude également sur la date de la célèbre proposition Ponée d’aborder la nuit le Bellerophon. On a écrit que Montholon (embarqué sur la Méduse ) l’avait apportée le 11 au matin à l’Empereur, alors que sur le journal de bord de la Saale, on lit : « 10 juillet à 9 heures un quart, on fait branlebas de combat et on se dispose à appareiller. »
Bref, chacun fabrique sa version selon ses propres souvenirs et l’ensemble fournit à la fois la preuve et la contre-preuve, l’inverse et son contraire. Équivoques, malentendus et décalages. Truquages, approximations et confusions.
... C’était la nuit du 13... À moins que ce ne fût celle du 14...
Ainsi les événements des 12, 13 et 14 juillet ont subi dans la mémoire des témoins de telles fluctuations de jours et d’heures, qu’il faut se résigner à un choix arbitraire, assuré qu’en épousant la version de celui-ci on sera en contradiction avec les dates de celui-là.
« L’Histoire est du vrai qui se déforme. La légende est du faux qui s’incarne {1} . »
Notre récit a suivi le plus fidèlement possible le déroulement des événements. Les incertitudes chronologiques qu’on pourrait y relever sont tributaires de témoignages de première main, comme Ali, Rovigo, Montholon, le roi Joseph ou Las Cases, pour ne citer que ceux-là.
Ajoutons à cette déformation du temps, les falsifications de ceux qui trichent pour conforter leur rôle. Ainsi de Maitland et de Gourgaud.
Par ailleurs cet ouvrage a été élaboré à partir de manuscrits, de mémoires, de textes et de relations mal connus ou négligés par les historiens classiques qui se sont conformés à la tradition de leurs illustres devanciers et aux mémorialistes patentés. Citons à titre d’exemple trois témoignages pathétiques : les relations de l’aspirant Rousseau, du capitaine Jourdan de La Passardière, et du lieutenant de vaisseau Jean Victor Besson.
Rousseau, Jourdan, Besson ont été les acteurs de ce drame qu’ils se sont vainement essayés à dénouer. Et avec eux Martin, Bonnefous, Ponée, Baudin, Chateauneuf, Beker et quelques autres. Le dénouement n’en a tenu qu’à un souffle : celui du vent. Il s’en est fallu d’un noroît, d’un sanglot. Et d’un mensonge. Dans la nuit du 14 juillet 1815 Napoléon était à quinze marches d’escalier du chemin qui mène en Amérique.
Quarante ans plus tard, lorsque Napoléon III enverra ses enquêteurs à l’île d’Aix, les survivants de la nuit fantastique égrèneront les souvenirs de ces heures haletantes où ils guettaient dans l’obscurité lumineuse de l’île, entre le sable de la grève et le sable des étoiles, l’arrivée du grand homme qui s’embarquait comme un voleur de nuit.
Ce sont ces confidences et ces souvenirs, ces quêtes et ces enquêtes qui nous ont permis de restituer ces jours prodigieux, non pas dans les perspectives du roman, mais dans le sillage de l’histoire.
L’histoire, « cette fable convenue », dira Napoléon Bonaparte.
Journée du 19 JUIN
« Qu’est-ce que c’est, disait à Gœthe Napoléon, que le Destin ? »
A RAGON
19 juin 4 heures du matin
Une lune de soufre et d’ambre courait sous les nuages. Le brouillard s’essorait des prairies riveraines, accrochait des lambeaux
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