La nuit de l'ile d'Aix
éthylique (les Espagnols l’ont surnommé « Pépé-la-barrique »). Depuis 1805, Joseph est devenu un des maîtres des Loges maçonniques de France {19} .
Voilà le duc Decrès, ministre de la Marine. Duc sans duché, laquais sans livrée, amiral sans victoire {20} et courtisan sans scrupules.
Voilà Cambacérès le prince archichancelier, connu pour ses plats cuisinés et ses ballets bleus. Il est la cible des pamphlétaires qui l’ont surnommé « ma tante Urluru ». Les bons mots sur le prince font la joie des salons. « Cette nuit, ma tante Urluru va se joindre à la Chambre des pairs. »
Carnot, l’organisateur de la Victoire, blanchi sous le harnois de l’exil et de la liberté, Caulaincourt et Davout déjà écartelés comme tant d’autres entre le devoir et l’intérêt. Et le clan des juristes et des financiers, Mothes, Gaudry, Defermon, Boulay de la Meurthe, Merlin de Douai.
Le duc de Bassano annonce le bulletin du Mont-Saint-Jean, mais sa voix monocorde et timbrée de sergent-major réduit à un rapport de garnison ces phrases nourries de sang, de poudre, de bravoure et de mort. Bassano poursuit sa lecture monotone : « Comme les cuirassiers souffraient par la mitraille, on envoya quelques bataillons de la Garde. Le jour finissait, une charge faite sur leurs flancs par quatre bataillons anglais les mit en déroute... Les cris : « Tout est perdu, la Garde est repoussée », se firent entendre... » Napoléon s’impatientait :
— Merci, monsieur le duc. Il prit la relève et enchaîna :
« Nos malheurs sont grands et je suis venu pour les réparer... Pour imposer à la Nation une grande et noble tâche. Si la Nation se lève, l’ennemi est écrasé, si au lieu de mesures extraordinaires on se dispute, tout est perdu. »
Il laisse parler le silence... Et change de ton : « L’ennemi est entré en France, j’ai besoin pour sauver la Patrie d’une dictature temporaire. Je peux la prendre légalement, mais il serait utile et plus conforme au sentiment national qu’elle me soit déférée par la Chambre... »
Il guette, sur ces regards fuyants et sur ces visages détournés, un élan, une chaleur, une approbation. Seul le vieux Carnot retrouve lui aussi les accents oubliés de Danton et de Tallien... « Aux armes, citoyens... la patrie a besoin de tous ses enfants... quand l’ennemi est aux portes de la cité... quand leurs chevaux foulent notre terre... qu’un sang impur abreuve nos sillons. »
La Marseillaise de Carnot reste sans écho.
Pour Caulaincourt il n’y a qu’une voie de salut : l’entente sacrée des Chambres et de l’Empereur.
— Non, dit Davout dans sa logique rigide de maréchal des camps, il ne faut qu’une seule tête : l’Empereur. Et appeler la France aux armes.
— Et si les Chambres refusent ?
Le maréchal se tourne vers Napoléon :
— La Nation a nommé les Chambres pour vous servir.
Alors Fouché parle. Doucereux, il alterne le fiel et l’encensoir : « Il est profondément affligé des malheurs de Sa Majesté... Les Chambres sont bien disposées à servir l’Empereur..., la population est très calme. »
Napoléon explose :
— Vous entendez ? Calme. Alors, selon lui, tout le monde est tranquille. Eh bien, ce n’est qu’un calme provisoire, monsieur le duc d’Otrante. Cette population dont vous parlez ne connaît pas les individus anonymes qui composent la Chambre. Elle ne connaît que moi. Et si je les jette par la fenêtre avec quatre ou cinq bataillons de grenadiers, Paris restera calme comme vous dites, c’est moi et moi seul qui représente la Nation.
Il tance Decrès qui secoue la tête.
— Oui, monsieur le ministre de la Marine. Quoi qu’ils fassent je suis toujours l’idole du peuple et de l’armée... La présence de l’ennemi sur le sol national rendra, je l’espère, aux députés le sens de leur devoir. La Nation ne les a point envoyés pour me renverser, mais pour me soutenir. Je ne les crains point. Si je disais un mot ils seraient tous assommés. Mais, en ne craignant rien pour moi, je crains tout pour la France. Si nous nous querellons entre nous, au lieu de nous entendre, nous aurons le sort du Bas-Empire ; tout sera perdu, au lieu que le patriotisme de la Nation, sa haine pour les Bourbons, son attachement à ma personne nous offrent encore d’immenses ressources, notre cause n’est point désespérée.
Les ministres se taisent. Ils entendent
Weitere Kostenlose Bücher