La nuit de l'ile d'Aix

pouvait pour vaincre. Et nous, nous n’avons rien fait pour entraver son plan de campagne. À nous maintenant. Il faut agir, faire peu de phrases et courir aux armes. Voilà comment je vais procéder. Aux membres de la Chambre qui sont inquiets, défiants, ombrageux, je vais souffler la peur. Il me suffira de dire   : « Il revient furieux, décidé à dissoudre la Chambre et à saisir la dictature. Vous ne souffrirez pas ce retour à la tyrannie   ? » Une fois le grain semé je me charge de la moisson. J’irai voir les partisans de Napoléon, je leur tiendrai un langage opposé, je leur dirai   : « Ne savez-vous pas que la fermentation contre l’Empereur est à son comble parmi un grand nombre de députés qui veulent se débarrasser de lui   ? On veut exiger son abdication. Si vous êtes résolus à le sauver, vous n’avez qu’un parti sûr, c’est de leur tenir tête avec vigueur, de leur montrer quel pouvoir il lui reste encore et qu’il ne lui faut qu’un mot pour dissoudre les Chambres. »
    Il frottait ses mains maigres et tavelées et ébauchait son sourire grimaçant de Grand Inquisiteur.
    —  Ne craignez-vous pas, monsieur le duc, dit Jay, qu’ils ne communiquent entre eux et ne dévoilent leurs sources communes   ?
    —  Vous les connaissez bien mal. Les uns et les autres ne sont que feu sous la cendre. Je souffle dessus, ils s’enflamment. Très vite ils vont abattre leurs cartes. Surtout les bonapartistes. Et cela dès demain. Aussitôt je vais dire aux représentants   : Vous voyez bien que ses meilleurs amis n’en font pas mystère. Le danger est pressant   : dans quelques heures, les Chambres n’existent plus. Vous seriez bien coupables de ne pas vous opposer à la dissolution... Alors, messieurs, vous allez assister à un bouillonnement de colère et à un jaillissement d’interventions à la tribune.
    —  Nous ne contrôlerons pas ce jaillissement   ? dit Manuel.
    À nouveau le même sourire, à nouveau le frottement machinal de la paume sur le dos de la main.
    —  Nous contrôlerons les interventions que nous allons préparer. Dans un premier temps nous allumerons le brasier, dans un second nous retirerons les marrons du feu. Quand les uns et les autres se seront affaiblis et neutralisés, nous imposerons notre propre solution.
    —  Quand   ?
    —  En fonction des événements et selon l’opportunité du moment.
    —  Que va faire Napoléon   ?
    —  Le seul danger est qu’il regagne l’armée et qu’il prenne la tête des fédérés.
    —  Comment l’empêcher de rassembler les fédérés   ?
    —  Avec de l’argent judicieusement distribué, dit Fouché.
    —  Et que va faire l’Empereur à Paris   ?
    —  Oh   ! c’est très simple. Il va envoyer Lucien, ou Joseph, ou Jérôme, et peut-être tous les trois, réclamer un Conseil de régence géré par la famille, et dont l’Empereur demeurerait le maître occulte. Nous établirons peut-être un Conseil de régence mais pas celui-là. Avec nous. Pas avec eux. Bien sûr nous serons hostiles à la déchéance, mais nous suggérerons doucement l’abdication spontanée.
    « Dans un second temps il faudra éloigner Napoléon de Paris où il risque de devenir encombrant. Et même dangereux. La meilleure solution serait de le faire embarquer sur une frégate et de l’y retenir prisonnier de façon à s’en servir comme monnaie d’échange pour la négociation avec les Alliés.
    Les quatre hommes évitent de se regarder. Fouché reprenait de sa voix sèche et posée   :
    —  Il y a vingt ans, un soir comme aujourd’hui – le 8 thermidor – j’étais à genoux devant le cadavre de ma fille qui venait de mourir. Elle avait neuf ans. Je l’ai veillée toute une partie de la nuit. Je me suis arraché à ma petite morte parce qu’il fallait déjà sauver ma tête. Je risquais d’être guillotiné le lendemain. Je suis parti à pied et je suis allé frapper aux portes. Chez Billaud, chez Tallien, chez Barras et les autres. Ils ne dormaient pas eux non plus, ils savaient qu’ils étaient aussi promis à la Charrette. Alors je leur ai expliqué ce que nous devions faire pour inverser les rôles. La situation aujourd’hui est moins pressante mais tout aussi redoutable.
    Il marqua un temps.
    —  ... Quand j’étais professeur de chimie à Arras, le maniement des cornues m’a révélé des combinaisons d’éléments disparates qui peuvent déboucher sur un explosif unique et puissant. Ce