La nuit
d’attendre les événements.
Le médecin vint m’annoncer qu’on m’opérerait le lendemain.
— N’aie pas peur, ajouta-t-il, tout se passera bien.
À dix heures du matin, on m’amena dans la chambre d’opération.
« Mon » docteur était présent. J’en fus réconforté. Je sentais qu’en
sa présence rien de grave ne pourrait m’arriver. Chacun de ses mots était un
baume et chacun de ses regards m’arrivait comme un signe d’espoir.
— Ça te fera un peu mal, me dit-il, mais ça passera. Serre
les dents.
L’opération dura une heure. On ne m’avait pas endormi. Je ne
quittais pas mon médecin du regard. Puis je me sentis sombrer…
Lorsque je revins à moi, ouvrant les yeux, je ne vis d’abord
qu’une immense blancheur, mes draps, puis j’aperçus le visage de mon médecin
au-dessus de moi :
— Tout s’est bien passé. Tu es courageux, petit. Maintenant
tu vas rester ici deux semaines, te reposer convenablement, et tout sera fini. Tu
mangeras bien, tu détendras ton corps et tes nerfs…
Je ne faisais que suivre les mouvements de ses lèvres. Je
comprenais à peine ce qu’il me disait, mais le bourdonnement de sa voix me
faisait du bien. Soudain une sueur froide me couvrit le front : je ne
sentais plus ma jambe ! M’avaient-ils amputé ?
— Docteur, balbutiai-je, docteur ?
— Qu’y a-t-il, petit ?
Je n’avais pas le courage de lui poser la question.
— Docteur, j’ai soif…
Il me fit apporter de l’eau. Il souriait. Il se préparait à
sortir, voir d’autres malades.
— Docteur ?
— Quoi ?
— Pourrai-je encore me servir de ma jambe ? Il
cessa de sourire. J’eus très peur. Il me dit :
— Petit, tu as confiance en moi ?
— Très confiance, docteur.
— Eh bien, écoute-moi : dans quinze jours tu seras
complètement rétabli. Tu pourras marcher comme les autres. La plante de ton
pied était pleine de pus. Il fallait seulement crever cette poche. On ne t’a
pas amputé. Tu verras, dans quinze jours, tu te promèneras comme n’importe qui.
Je n’avais plus qu’à attendre quinze jours.
Mais, dès le lendemain de mon opération, le bruit courut
dans le camp que le front s’était soudain rapproché. L’Armée Rouge fonçait, disait-on,
sur Buna : ce n’était plus qu’une question d’heures.
Nous étions déjà accoutumés à ce genre de bruits. Ce n’était
pas la première fois qu’un faux prophète nous annonçait la paix-dans-le-monde, les-pourparlers-avec-la-Croix-Rouge-pour-notre-libération,
ou d’autres bobards… Et souvent nous y croyions… C’était une injection de
morphine.
Mais, cette fois, ces prophéties paraissaient plus solides. Les
dernières nuits, nous avions entendu au loin le canon.
Mon voisin, le sans-visage, parla alors :
— Ne vous laissez pas berner d’illusions. Hitler a bien
précisé qu’il anéantirait tous les Juifs avant que l’horloge sonne douze coups,
avant qu’ils ne puissent entendre le dernier.
J’éclatai :
— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Faut-il que
nous considérions Hitler comme un prophète ?
Ses yeux éteints et glacés se fixèrent. Il finit par dire, d’une
voix lasse :
— J’ai plus confiance en Hitler qu’en aucun autre. Il
est le seul à avoir tenu ses promesses, toutes ses promesses, au peuple juif.
L’après-midi du même jour à quatre heures, comme d’habitude,
la cloche appela tous les chefs de block au rapport.
Ils en revinrent brisés. Ils n’arrivèrent à desserrer leurs
lèvres que pour prononcer ce mot : « Évacuation ». Le camp
allait être vidé, et nous serions envoyés vers l’arrière. Vers où ? Quelque
part au fin fond de l’Allemagne. Vers d’autres camps : ils ne manquaient
pas.
— Quand ?
— Demain soir.
— Peut-être que les Russes arriveront avant…
— Peut-être.
Nous savions tous bien que non.
Le camp était devenu une ruche. On courait, on s’interpellait
Dans tous les blocks, on se préparait à la route. J’avais oublié mon pied malade.
Un médecin entra dans la salle et annonça :
— Demain, tout de suite après la tombée de la nuit, le
camp se mettra en marche. Block après block. Les malades peuvent rester à l’infirmerie.
Ils ne seront pas évacués.
Cette nouvelle nous donna à penser. Les S.S. allaient-ils
laisser quelques centaines de détenus se pavaner dans les blocks-hôpitaux en
attendant l’arrivée de leurs libérateurs ?
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