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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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s’accrochant à ses vêtements :
    — Sauvez-nous ! Vous nous aviez promis… Nous
voulons aller au chantier, nous avons assez de force pour travailler. Nous
sommes de bons ouvriers. Nous pouvons… nous voulons…
    Il tenta de les calmer, de les rassurer sur leur sort, de
leur expliquer que le fait qu’ils restaient au camp ne voulait pas dire
grand-chose, n’avait pas une signification tragique :
    — J’y reste bien tous les jours…
    C’était un argument un peu faible. Il s’en aperçut, n’ajouta
plus un mot et s’enferma dans sa chambre.
    La cloche venait de sonner.
    — En rangs !
    Peu importait maintenant que le travail fût dur. L’essentiel
était de se trouver loin du block, loin du creuset de la mort, loin du centre
de l’enfer.
    J’aperçus mon père courant dans ma direction. J’eus peur
tout à coup.
    — Que se passe-t-il ?
    Essoufflé, il n’arrivait pas à desserrer ses lèvres.
    — Moi aussi… moi aussi… Ils m’ont dit de rester au camp.
    Ils avaient inscrit son numéro sans qu’il s’en aperçût.
    — Que va-t-on faire ? dis-je angoissé.
    Mais c’est lui qui voulait me rassurer :
    — Ce n’est pas encore certain. Il y a encore des
chances d’y échapper. Ils vont faire aujourd’hui une seconde sélection… une
sélection décisive…
    Je me taisais.
    Il sentait le temps lui manquer. Il parlait vite : il
aurait voulu me dire tant de choses. Il s’embrouillait dans ses mots, sa voix s’étranglait.
Il savait qu’il me faudrait partir dans quelques instants. Il allait rester
seul, si seul…
    — Tiens, prend ce couteau, me dit-il, je n’en ai plus
besoin. Il pourra te servir, à toi. Et prends aussi cette cuiller. Ne les vends
pas. Vite ! Allons, prends ce que je te donne !
    L’héritage…
    — Ne parle pas comme ça, père. (Je me sentais sur le
point d’éclater en sanglots). Je ne veux pas que tu dises ça. Garde la cuiller
et le couteau. Tu en as besoin autant que moi. Nous nous reverrons ce soir, après
le travail.
    Il me fixa de ses yeux fatigués et voilés par le désespoir. Il
reprit :
    — Je te le demande… Prends-les, fais ce que je te
demande, mon fils. Nous n’avons pas le temps… Fais ce que te dit ton père.
    Notre kapo hurla l’ordre de se mettre en marche.
    Le kommando se dirigea vers la porte du camp. Gauche, droite !
Je mordais mes lèvres. Mon père était resté près du block, appuyé contre le mur.
Puis il se mit à courir, pour nous rattraper. Peut-être avait-il oublié de me
dire quelque chose… Mais nous marchions trop vite… Gauche, droite !
    Nous étions déjà à la porte. On nous comptait, dans un
vacarme de musique militaire. Nous étions dehors.
    Toute la journée, je déambulai comme un somnambule. Tibi et
Yossi me jetaient de temps à autre un mot fraternel. Le kapo, lui aussi, essayait
de me rassurer. Il m’avait donné un travail plus facile aujourd’hui. J’avais
mal au cœur. Comme ils me traitaient bien ! Comme un orphelin. Je pensais :
même maintenant, mon père m’aide encore.
    Je ne savais pas moi-même ce que je voulais, que le jour
passât vite ou non. J’avais peur de me trouver seul le soir. Qu’il eût été bon
de mourir ici !
    Nous prîmes enfin le chemin du retour. Comme j’aurais voulu
alors qu’on nous ordonnât de courir !
    La marche militaire. La porte. Le camp. Je courus vers le
block 36.
    Y avait-il encore des miracles sur la terre ? Il vivait.
Il avait échappé à la seconde sélection. Il avait pu encore prouver son utilité…
Je lui rendis le couteau et la cuiller.
     
    Akiba Drumer nous a quittés, victime de la sélection. Il
déambulait ces derniers temps perdu parmi nous, les yeux vitreux, contant à
chacun sa faiblesse : « Je n’en peux plus… C’est fini… »
Impossible de remonter son moral. Il n’écoutait pas ce qu’on lui disait. Il ne
faisait que répéter que tout était fini pour lui, qu’il ne pouvait plus
soutenir le combat, qu’il n’avait plus la force, ni la foi. Ses yeux se
vidaient d’un seul coup, n’étaient plus que deux plaies ouvertes, deux puits de
terreur.
    Il n’était pas le seul à avoir perdu sa foi, en ces jours de
sélection. J’ai connu un rabbin d’une petite ville de Pologne, un vieillard, courbé,
les lèvres toujours tremblantes. Il priait tout le temps, dans le block, au
chantier, dans les rangs. Il récitait de mémoire des pages entières du Talmud, discutait
avec lui-même, posait les questions et

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