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La nuit

La nuit

Titel: La nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Élie Wiesel
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se répondait. Et un jour, il me dit :
    — C’est fini. Dieu n’est plus avec nous.
    Et, comme s’il s’était repenti d’avoir prononcé ces mots, aussi
froidement, aussi sèchement, il ajouta de sa voix éteinte :
    — Je sais. On n’a pas le droit de dire de telles choses.
Je le sais bien. L’homme est trop petit, trop misérablement infime pour
chercher à comprendre les voies mystérieuses de Dieu. Mais, que puis-je faire, moi ?
Je ne suis pas un Sage, un Juste, je ne suis pas un Saint. Je suis une simple
créature de chair et d’os. Je souffre l’enfer dans mon âme et dans ma chair. J’ai
des yeux aussi, et je vois ce qu’on fait ici. Où est la Miséricorde divine ?
Où est Dieu ? Comment puis-je croire, comment peut-on croire à ce Dieu de
miséricorde ?
    Pauvre Akiba Drumer, s’il avait pu continuer à croire en
Dieu, à voir dans ce calvaire une épreuve de Dieu, il n’eût pas été emporté par
la sélection. Mais dès qu’il avait senti les premières fissures dans sa foi, il
avait perdu ses raisons de lutter et avait commencé à agoniser.
    Lorsqu’arriva la sélection, il était condamné d’avance, tendant
son cou au bourreau. Il nous demanda seulement :
    — Dans trois jours, je ne serai plus… Dites Kaddich
pour moi.
    Nous le lui promîmes : dans trois jours, voyant s’élever
la fumée de la cheminée, nous penserions à lui. Nous rassemblerions dix hommes
et nous ferions un office spécial. Tous ses amis diraient Kaddich.
    Alors, il s’en fut, dans la direction de l’hôpital, d’un pas
presque sûr, sans regarder en arrière. Une ambulance l’attendait pour le
conduire à Birkenau.
    C’étaient alors des jours terribles. Nous recevions plus de
coups que de nourriture, nous étions écrasés par le travail. Et trois jours
après son départ, nous oubliâmes de dire le Kaddich.
     
    L’hiver était là. Les jours se firent courts et les nuits
devinrent presque insupportables. Aux premières heures de l’aube, le vent glacé
nous lacérait comme un fouet. On nous donna les vêtements d’hiver : des
chemises rayées un peu plus épaisses. Les vétérans trouvèrent là une nouvelle occasion
de ricaner :
    — Maintenant, vous allez sentir vraiment le goût du
camp !
    Nous partions au travail comme d’habitude, le corps glacé. Les
pierres étaient si froides qu’il semblait à les toucher que nos mains y
resteraient collées. Mais on s’habitue à tout.
    À Noël et le Jour de l’An, on ne travailla pas. Nous eûmes
droit à une soupe moins claire.
    Vers le milieu de janvier, mon pied droit se mit à enfler, à
cause du froid. Je ne pouvais plus le poser à terre. J’allai à la visite. Le
médecin, un grand médecin juif, un détenu comme nous, fut catégorique :
    — Il faut l’opérer ! Si nous attendons, il faudra
amputer les doigts de pied et peut-être la jambe.
    Il ne me manquait plus que cela ! Mais je n’avais pas
le choix. Le médecin avait décidé l’opération, il n’y avait pas à discuter. J’étais
même content que ce fût lui qui prît la décision.
    On me mit dans un lit, avec des draps blancs. J’avais oublié
que les gens dormaient dans des draps.
    Ce n’était pas mal du tout, l’hôpital : on avait droit
à du bon pain, à de la soupe plus épaisse. Plus de cloche, plus d’appel, plus
de travail. De temps en temps, je pouvais faire parvenir un bout de pain à mon
père.
    Près de moi était couché un Juif hongrois atteint de
dysenterie. La peau et les os, des yeux éteints. Je n’entendais que sa voix ;
c’était la seule manifestation de sa vie. D’où prenait-il la force de parler ?
    — Il ne faut pas te réjouir trop tôt, mon petit. Ici
aussi, il y a la sélection. Plus souvent même que dehors. L’Allemagne n’a pas
besoin des Juifs malades. L’Allemagne n’a pas besoin de moi. Au prochain
transport, tu auras un nouveau voisin. Écoute-moi donc, suis mon conseil :
quitte l’hôpital avant la sélection !
    Ces paroles qui sortaient de dessous terre, d’une forme sans
visage, m’emplirent de terreur. Certes oui, l’hôpital était bien exigu, et si
de nouveaux malades arrivaient ces jours-ci, il faudrait faire de la place.
    Mais peut-être mon voisin sans visage, craignant d’être
parmi les premières victimes, voulait-il simplement me chasser, libérer mon lit
pour se donner une chance de survivre. Peut-être ne voulait-il que m’effrayer. Pourtant,
s’il disait vrai ? Je décidai

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