La Papesse Jeanne
une mort certaine.
Ce fut justement
cette certitude qui, dans un premier temps, l’empêcha de tenter quoi que ce lut
pour renouer le contact avec Gerold. Elle ne pouvait ni confier un message à
quelqu’un, ni s’enfuir. Sa qualité de novice lui valait d’être étroitement
surveillée jour et nuit.
Combien d’heures
avait-elle passées, les yeux grands ouverts sur son étroite couchette,
étranglée par les affres du doute ? Dans l’hypothèse où elle retrouverait
Gerold, voudrait-il encore d’elle ? Sur la berge du ruisseau, quand elle s’était
offerte à lui, il l’avait repoussée. Ensuite, sur le chemin du retour à
Villaris, il s’était montré distant, presque en colère. Et pour finir, il avait
saisi au vol la première occasion de s’éloigner.
Tu n’aurais
pas dû prendre cette affaire au sérieux, lui avait
lancé Richild. Tu n’es que la dernière d’une longue liste de
conquêtes !Se pouvait-il qu’elle ait dit vrai ?
Il semblait
absurde de risquer sa vie pour retrouver un homme qui ne voulait plus d’elle,
qui peut-être n’avait jamais voulu d’elle. Et cependant...
Jeanne vivait à
Fulda depuis un bon trimestre quand elle fut témoin d’un événement qui l’aida à
prendre sa décision. Tandis qu’elle traversait la cour de l’abbaye avec un
groupe de novices pour se rendre au cloître, une soudaine agitation du côté de
la loge du portier attira son attention. Elle vit une troupe de cavaliers
franchir les portes, précédant une dame somptueusement vêtue de soie dorée,
aussi élégante sur sa selle qu’une statue de marbre. Elle était d’une grande
beauté : son visage pâle, aux traits délicats, était encadré par une
chatoyante cascade de cheveux châtains. Et pourtant, un voile de tristesse
planait sur ses yeux sombres.
— Qui est-ce ?
demanda Jeanne, intriguée.
— C’est
Judith, la femme du vicomte Waifar, répondit Frère Rudolph, le maître des
novices. Une femme instruite. On la dit capable de lire et d’écrire le latin
comme un homme.
— Deo,
juva nos, lâcha Frère Gailo en se signant d’un air
apeuré. Serait-ce une sorcière ?
— Sa
réputation de piété n’est plus à faire. Elle a même écrit un commentaire de la
vie d’Esther.
— Abomination !
s’écria Frère Thomas, un autre novice. Grossier outrage aux lois de la nature !
Comment une femme, être de viles passions, pourrait-elle comprendre ces choses ?
Dieu la punira certainement de son arrogance.
Avec son visage
poupin et ses paupières lourdes, Thomas était convaincu de la supériorité de sa
vertu, et ne manquait pas une occasion d’en faire étalage.
— C’est déjà
fait, répliqua Frère Rudolph. Le vicomte a grand besoin d’un héritier, et sa
dame ne lui en donne pas. Le mois dernier, elle a de nouveau accouché d’un
enfant mort-né.
Le cortège de
cavaliers fit halte devant l’église abbatiale. Jeanne vit Judith mettre pied à
terre et s’approcher de la porte d’un pas solennel. Elle tenait un cierge à la
main.
— Tu ne
devrais pas la regarder ainsi, Frère Jean, fit remarquer Thomas, avide de s’attirer
les faveurs de Frère Rudolph. Un bon moine maintient le regard baissé devant
une femme.
— Tu as
raison, fit Jeanne. Mais je n’ai jamais vu une dame ainsi faite, avec un œil
brun et l’autre bleu.
— N’aggrave
pas ton péché par un accès de fausseté, Frère Jean ! Les deux yeux de
cette dame sont bruns.
— Et comment
le sais-tu, Frère Thomas, si tu ne l’as pas regardée ?
Les autres
novices s’esclaffèrent. Frère Rudolph lui-même ne put réprimer un sourire.
Thomas, lui, foudroya Jeanne du regard. Il n’était pas près de lui pardonner
cette offense.
L’attention du
groupe fut attirée par Frère Hildwin, le sacristain, qui s’empressa de s’interposer
entre la dame et l’église.
— La paix
soit avec vous, gente dame ! dit-il en langue tudesque.
— Et cum
spiritu tuo, répondit l’intéressée, dans un latin
irréprochable.
Visiblement vexé,
Frère Hildwin poursuivit son apostrophe en langue vulgaire.
— Si vous
êtes en quête d’un toit et d’un couvert, nous sommes tout prêts à vous
accueillir, vous et votre suite. Veuillez me suivre jusqu’au quartier des hôtes
de marque. J’irai ensuite informer le seigneur abbé de votre présence. Il
tiendra certainement à vous saluer en personne.
— Vous êtes
bien aimable, mon père, mais je ne demande pas l’ hospitalitas,
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