La Papesse Jeanne
fut tellement impressionné qu’il fit de Jeanne son élève. Il lui
montra comment cultiver et récolter les plantes de son jardin médicinal, et
aussi comment faire usage de leurs diverses propriétés curatives : le
fenouil contre la constipation, la moutarde contre les toux, le cerfeuil contre
les saignements, l’armoise et l’épilobe contre les fièvres... On trouvait dans
le jardin de Benjamin des remèdes pour combattre toutes les souffrances
humaines. Jeanne l’aidait à composer les différents cataplasmes, purgatifs,
infusions et autres simples qui formaient la base de la médecine monastique.
Elle l’accompagnait à l’infirmerie pour soigner les malades. C’était une tâche
fascinante, qui convenait parfaitement à son esprit analytique et curieux.
Entre ses études, son travail avec Frère Benjamin et le chant des cloches qui s’élevait
sept fois par jour, immuable, pour rappeler aux moines que le temps était venu
de s’adonner aux prières canoniques, ses journées étaient fort utilement
remplies. Jeanne trouva vite dans cette existence d’homme une liberté qu’elle n’avait
jamais connue jusque-là, et s’aperçut non moins vite qu’elle y prenait goût.
La veille encore,
Hatto, le vieux portier, célèbre pour sa langue bien pendue, lui avait déclaré
en souriant :
— Je ne
devrais peut-être point t’en parler, car ta tête risque d’enfler au point de ne
plus entrer dans son capuchon, mais j’ai entendu hier le père abbé dire au
prieur que tu es l’esprit le plus vif de notre confrérie, et que tu vaudras un
jour à cette maison de grandes distinctions.
Les paroles de la
diseuse de bonne aventure de Saint-Denis étaient aussitôt revenues à l’esprit
de Jeanne. Tu connaîtras la gloire, au-delà de tes espérances. Qu’avait-elle
voulu dire par là ? Elle l’avait aussi traitée de « chimère »,
avant d’ajouter : Tu ne seras bientôt plus celle que tu es aujourd’hui.
Tu deviendras autre.
Voilà au moins
une chose vraie, songea Jeanne en caressant du
doigt sa tonsure, rendue presque invisible par l’épais anneau de cheveux d’or
blanc qui l’encerclait. Bien que ses cheveux – ceux de sa mère – eussent
été jadis sa seule fierté, elle s’était volontiers laissé tondre. Sa tonsure de
moine, de même que la fine balafre laissée sur sa joue par un glaive normand,
renforçaient son allure masculine – déguisement nécessaire dont sa vie
dépendait à présent.
Dans les premiers
temps après son arrivée à Fulda, elle avait vécu chaque journée dans une
profonde angoisse, sans savoir si quelque aspect nouveau et inattendu de la
routine monastique n’allait pas soudainement démasquer son imposture. Elle
travailla d’arrache-pied pour singer le comportement des hommes, mais craignit
longtemps d’être trahie par quelque détail insoupçonné. Cependant, personne ne
paraissait rien remarquer.
Fort heureusement,
la règle bénédictine était savamment étudiée pour préserver la pudeur de chaque
membre de la communauté, de l’abbé au plus humble des novices. Le corps
physique, ce grand vaisseau du péché, devait être dissimulé autant que
possible. L’ample robe de bure traditionnelle fournissait un paravent plus que
suffisant aux signes naissants de la féminité de Jeanne. Par précaution, elle
enveloppait chaque jour sa poitrine d’une longue écharpe de lin. La règle de
saint Benoît stipulait que les moines devaient dormir en robe et ne jamais rien
dévoiler d’autre que leurs mains et leurs pieds, même lors des chaudes nuits de
Heuvimanoth. Les bains étaient interdits, sauf aux malades. Même les latrines
de la communauté, qu’on appelait necessariae, épargnaient l’intimité des
moines : de grosses cloisons de bois massif séparaient les sièges de
pierre froide.
Peu après avoir
adopté son déguisement et s’être élancée sur la route de Fulda, Jeanne avait
appris à contenir son flux menstruel au moyen d’un épais capitonnage de
feuilles, qu’elle enterrait ensuite. À l’abbaye, cette précaution s’avéra
inutile. Elle se contenta bientôt de jeter les feuilles souillées dans le noir
orifice des latrines, où elles se mêlaient sur-le-champ aux excréments.
Chacun à Fulda la
considérait comme un homme. Une fois le sexe d’une personne admis, s’aperçut-elle,
nul ne le remettait jamais en question. Et c’était heureux, car la découverte
de sa véritable nature l’aurait conduite à
Weitere Kostenlose Bücher