La Papesse Jeanne
lepontife
était si profond qu’il dut faire un effort conscient pour garder une voix
respectueuse.
— Devons-nous
entrer, Votre Sainteté ? Grégoire leva la tête.
— Oui, cher
Anastase. Je suis prêt.
14
Fulda
Bien avant l’aube,
dans la pénombre lunaire, les moines de Fulda descendirent les marches de l’escalier
de nuit et traversèrent d’un pas serein, à la file, la cour intérieure menant à
l’église abbatiale. Leurs robes grises semblaient ne faire qu’une masse unique
dans l’obscurité. Seul le piétinement étouffé de leurs sandales de cuir rompait
le silence. Les alouettes elles-mêmes ne s’éveilleraient pas avant plusieurs
heures. Les frères entrèrent dans le chœur et, avec l’assurance que confère une
longue habitude, prirent chacun leur place respective pour la célébration de la
vigile.
D’un mouvement
souple. Frère Jean Anglicus s’agenouilla avec les autres sur la terre battue.
Domine labia
mea aperies...
La prière s’ouvrit
sur un verset avant d’aborder le troisième psaume, selon la règle bénie de
saint Benoît.
Jean Anglicus
aimait ce premier office du jour. Le rituel immuable laissait à son esprit
toute liberté d’errer pendant que ses lèvres proféraient des paroles
familières. Si certains moines semblaient près de piquer du nez, Jean Anglicus
se sentait merveilleusement lucide. Dans cet étroit univers, éclairé par la
flamme vacillante des cierges et borné par la rassurante solidité des murs,
tous ses sens étaient en alerte.
Son sentiment d’appartenir
à une communauté était plus fort que jamais à cette heure de la nuit. La
lumière crue du jour, si prompte à exposer les personnalités, les goûts et les
dégoûts, les amitiés et les rancœurs de chacun, était dissoute par les ombres
et l’unisson des voix qui chuchotaient, mélodieuses, dans l’air figé de la
nuit.
Te Deum
laudamus...
Jean Anglicus
entonna l’alléluia avec ses frères. Les nuques des moines, courbées et
encapuchonnées, étaient aussi indistinctes que les graines d’un sillon.
Et pourtant, Jean
Anglicus n’était pas comme les autres. Jean Anglicus n’avait point sa place
dans cette illustre confrérie. Ce n’était pas par suite d’un quelconque défaut
d’esprit ou de caractère. La raison en était plutôt un caprice du destin
– ou celui d’un Dieu cruel et indifférent –, qui avait décidé de
laisser Jean Anglicus à l’écart. Cet être n’avait pas sa place parmi les moines
de Fulda ; car Jean Anglicus, né Jeanne d’Ingelheim, était une femme.
Quatre années
avaient passé depuis que Jeanne s’était présentée aux portes de l’abbaye, vêtue
des hardes de son frère Jean. On l’avait appelée « Anglicus » à cause
de son père anglais. Et au sein de cette brillante communauté de lettrés, de
poètes et de hauts esprits, elle n’avait pas tardé à se distinguer.
Ces mêmes
qualités d’intelligence qui ne lui avaient valu que dérision et mépris du temps
où elle ne cherchait pas à cacher sa condition de femme étaient aujourd’hui l’objet
de louanges universelles. Son esprit brillant, sa connaissance des Écritures et
son éloquence dans les débats faisaient l’orgueil de la communauté. Elle était
libre d’étudier jusqu’à la limite extrême de ses capacités. À vrai dire, on l’y
encourageait. Du rang de novice, elle fut rapidement promue à celui de seniorus, ce qui accrut sa liberté d’accès à la célèbre bibliothèque de
Fulda, gigantesque collection de quelque trois cent cinquante manuscrits qui
incluait notamment une longue liste d’auteurs classiques – Suétone, Tacite,
Virgile et Pline, entre autres. Jeanne voguait d’un rouleau à l’autre avec des
transports de plaisir. Tout le savoir du monde semblait être rassemblé en ces
murs. Elle n’avait qu’à se servir.
L’ayant surprise
un jour en train de compulser un traité de saint Jean Chrysostome, Frère
Joseph, le prieur, eut la surprise de découvrir qu’elle savait le grec, qualité
que ne possédait aucun autre moine. Il s’en ouvrit à l’abbé Raban, qui confia
aussitôt à Jeanne la tâche de traduire l’excellente collection de traités de
médecine que recelait l’abbaye. Cette collection incluait cinq des sept livres
d’aphorismes d’Hippocrate, le Tetrabiblios complet d’Aetios, ainsi que des
fragments d’Oribase et d’Alexandre de Tralles. Frère Benjamin, le médecin de la
communauté,
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