La parade des ombres
capitaine.
— Gardez-le donc, conclut Junior.
Il se pencha à la rambarde et hurla à son quartier-maître :
— Fais transborder la cargaison au plus vite.
— A quoi vous servirait-elle ? railla l’inconnu.
— A moi d’en juger.
L’inconnu courba la tête et Junior descendit l’escalier.
— Tiens-les sous ta garde, recommanda-t-il à Mary en aparté, cet individu ne me plaît pas.
Elle ne répondit pas. Le regard noir continuait de sonder le sien, lui transperçant l’âme.
— J’ai connu un navire du même nom, autrefois. Il appartenait au capitaine Cork, déclara posément l’inconnu, Junior hors de portée de voix.
Les battements du cœur de Mary s’accélérèrent.
— Clément Cork est mort, dit-elle. Au moment du bombardement de Venise par Claude de Forbin, il y a fort longtemps déjà.
— Fort longtemps, en effet. Je n’ai pas souvenir de ces événements. Ni d’autres. De ce temps-là, je ne garde que ce masque et une infinie douleur. Une femme en est la cause. Une femme qui m’a abandonné. Du moins l’ai-je cru.
La main de Mary trembla. Elle tenta de se reprendre et se retourna avec soulagement vers Junior qui l’appelait, pour fuir ce regard poignant, insoutenable.
— Il dit vrai. Il n’y a que des plantes dans la cale. A l’exception des vivres et de l’eau, il n’y a rien à récupérer.
— Notre voyage sera long jusqu’à Venise, reprit l’inconnu, répondant à ses pensées. Avez-vous encore un peu d’humanité, Maria, ou l’avez-vous perdue de m’avoir quitté ?
Un sanglot monta du fond du ventre de Mary. Elle le refoula et se retourna vers l’inconnu pour affronter cette vérité qu’elle pressentait depuis qu’il avait paru, sans vouloir l’admettre.
— Un seul être m’appelait ainsi, et il est mort dans un incendie, murmura-t-elle d’une voix blanche.
— L’avez-vous vérifié ? grinça la voix, comme un accord brisé.
— J’ai cru ce que l’on m’en disait. Personne ne pouvait réchapper de ces flammes. Il eût fallu être…
— Immortel, Maria ?
Elle hocha la tête et dut s’adosser à la balustre, abaissant sa garde et son pistolet.
Sur le pont central, on s’activait à transborder les futailles. Junior donnait ses ordres, inconscient du tourment qui la tenait. Le capitaine Calvi s’était discrètement écarté.
— Regarde-moi, Maria, exigea la voix. Regarde le prix que je paye et renie-moi. Renie-moi, que je puisse enfin t’oublier.
Sa main s’approcha du masque et l’ôta. Mais, au lieu de fuir devant ces cicatrices monstrueuses qui défiguraient le marquis de Baletti, Mary laissa choir son arme et se mit à pleurer.
*
William Cormac éprouva un soulagement ineffable en découvrant la colère d’Emma. Il avait craint le pire depuis qu’on était venu l’avertir de la disparition d’Ann. Depuis même qu’Emma avait retrouvé sa trace. Il savait comment. Gabriel avait soudoyé M. Blood, son homme de confiance, le mettant dans une situation difficile. Cet imbécile avait accumulé de grosses dettes de jeu. Gabriel lui avait offert de les éponger contre ce petit service. Sans quoi il se chargerait de bousculer un peu sa famille. M. Blood avait sacrifié quinze années de loyauté devant cette menace. William Cormac avait refusé d’entendre ses excuses. Il l’avait immédiatement congédié, furieux de perdre une nouvelle fois le contrôle. D’autant qu’il en était en partie responsable. Il s’était maudit de n’avoir pas perçu la colère du frère de l’esclave qu’Ann avait fait chuter de l’arbre. Profitant de sa faiblesse, il avait abusé d’elle pour la salir, la punir. William Cormac avait obtenu des aveux spontanés.
Ann avait failli mourir et lui se suicider. Il en était encore déprimé lorsque Emma s’était rengorgée de sa découverte, le contraignant à signer un ordre de visite.
— Vous n’avez pas le choix, Cormac. Je pourrais exiger qu’elle sorte du couvent, mais j’apprécie que d’autres que vous en aient la garde.
— Et si je refuse ?
— Les murs de cet édifice ne sont ni assez hauts ni assez gardés pour m’empêcher de l’emmener. Et là, mon cher, vous auriez beau faire et pleurer, vous ne la reverriez jamais. Estimez-vous heureux que je vous pardonne votre suffisance !
Il avait cédé, s’arrangeant pour contrer les intentions d’Emma. D’où ce mariage précipité avec le fils de son plus proche voisin qui, depuis la
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