La parade des ombres
avait confiance en Hans et Baletti. Ils ne la laisseraient pas pendre sans rien tenter. Son seul regret était de ne pouvoir s’en ouvrir à Ann : les jugeant trop dangereuses, on les avait séparées. La prison ne comprenait que quatre cellules à cet étage. Le reste de l’équipage du William avait été enfermé, lui, au rez-de-chaussée, avec son capitaine, dans l’attente de leur jugement. Il eut lieu un mois plus tard et fut aussitôt exécuté.
Le 18 novembre, Rackham, Fertherston et Corner furent montés au gibet et exposés deux jours durant à Plum Point, Bush Key et Sun Key.
Mary pensait voir Ann pleurer l’homme qu’elle avait aimé. Il n’en fut rien. Pour seule prière, elle jura :
— S’il avait eu des couilles, des vraies, sa corne de pendu, c’est au cul que je l’aurais encore ! Qu’il l’emporte en enfer ! Au nom de toutes celles qu’il a forcées.
Ann avait la rancune tenace.
Le lendemain, ce fut au tour de Dobbins, Carty, Earl et Harwood d’être pendus à Kingston. Ce dernier seul leur avait été fidèle jusqu’au bout. Au moment où les gardiens les emmenèrent, Ann s’égosilla pour percer les épaisses murailles de son cri d’adieu.
— Que Dieu te garde, Noah Harwood ! Qu’il te garde comme tu m’as gardée et aimée !
Tour à tour, les compagnons de Rackham furent implacablement condamnés.
Séparées par les barreaux de leurs cellules et un corridor, Ann et Mary se taisaient, n’osant rompre le silence et attirer la curiosité des gardiens, qui les veillaient sans relâche en jouant aux cartes. Comme si elles avaient pu se libérer de leurs geôles. Seuls leurs regards parlaient. Ils n’étaient que tendresse et regrets. Toutes deux attendaient leur procès qui tardait.
Mary aurait aimé avouer la vérité à Ann, mais elle n’en avait plus ni l’envie ni le courage. A quoi bon la bouleverser avec des retrouvailles qui l’écartèleraient ? Elle craignait aussi de montrer leur faiblesse à ses geôliers. Malgré leur supériorité en armes et en nombre, ils ne les approchaient que pour leur donner leur pitance. Mary savait qu’ils les craignaient. Visiblement, leur réputation d’écumeuses des mers sans pitié les avait précédées. Mary ne voulait pas l’écorner et prendre le risque d’exposer sa fille à leur convoitise.
Sinistres, les jours se succédèrent, identiques les uns aux autres.
*
La salle d’audience était comble de ces gens venus au spectacle, pleins de haine contre leur corps de femme dans des vêtements d’homme, contre leurs armes posées sur la table en face des jurés, couvertes encore du sang que Mary Read et Ann Bonny avaient versé.
Baletti, Junior, Hans et James se trouvaient au premier rang, et Mary tourna vers eux un regard empli de reconnaissance. Chacun d’eux semblait lui crier de garder courage. La présence de Junior lui fit du bien. Elle en conclut que Baletti lui avait raconté, pour Ann.
De fait, il ne quittait pas celle-ci des yeux, espérant sans doute qu’elle finisse par braquer les siens sur lui. Mais Ann Bonny semblait ne voir ni entendre personne, murée dans ses pensées. Elle donnait l’impression d’être détachée de tout, y compris d’elle-même. Et son visage en paraissait si froid et insensible qu’on la montrait du doigt en chuchotant, avec des airs effarés et réprobateurs.
Elle n’avait réagi qu’une seule fois, lorsque le gouverneur de la Jamaïque, sir Nicolas Lawes, était entré. Elle l’avait fixé longuement, jusqu’à lui faire baisser les yeux. Mary ne put s’empêcher d’espérer qu’il essaierait d’intervenir en leur faveur, se souvenant qu’elles les avaient épargnés, lui et sa fille. Voire qu’il préviendrait William Cormac, pour faire libérer Ann mais son espoir fut de courte durée. Leurs avocats le lui affirmèrent. Lawes ne s’était pas manifesté pour les défendre. Mary et Ann, sur leurs conseils, décidèrent de plaider non coupable, tout en sachant pertinemment que leur sort était déjà joué.
William Nedham, président de la Cour suprême, cogna son maillet sur le bois de sa chaire et les murmures cessèrent.
Le jugement de ces deux femmes, les plus redoutées des Caraïbes, venait de commencer, ce lundi 28 novembre, sous les chefs d’accusation de piraterie, crime et vol.
*
Trois semaines durant, les plaignants se succédèrent. Trois semaines durant, debout, elles affrontèrent l’opprobre du public. Trois
Weitere Kostenlose Bücher