La parade des ombres
cartes à côté des tonneaux de rhum mis en perce. Pas une voile ne bordait l’horizon, le ciel était dégagé. Au soir, ils atteindraient la baie. Rackham avait sans doute raison. Elle se faisait des idées.
Elle récupéra sa ration et s’en fut l’avaler, l’œil rivé sur la porte de la cabine, dans l’espoir qu’Ann en sorte.
A la nuit tombée, elle n’avait toujours pas paru et Mary cherchait désespérément une occasion pour l’approcher et la rassurer. Ils mouillaient dans une crique. Voyant Rackham descendre dans la celle rejoindre les pêcheurs qui n’en étaient pas sortis de la journée, ivres morts comme beaucoup de leurs compagnons, elle se glissa devant sa porte. Harwood y veillait. Elle le savait amoureux d’Ann et soucieux de lui plaire.
— Laisse-moi passer.
Il risqua un œil sur le pont et s’écarta.
— Prends ton temps, je fais le guet.
Mary le remercia d’un sourire et se faufila à l’intérieur. Elle trouva Ann occupée à fourbir son sabre.
— Bonsoir, dit-elle seulement, voyant qu’elle s’obstinait à garder la tête baissée sur son ouvrage.
Reconnaissant son timbre, Ann vint se jeter dans les bras qu’elle lui ouvrait.
— J’ai eu si peur. Si peur qu’ils t’aient frappée. Rack-ham n’a rien voulu me dire.
— Tout va bien, Ann. Il veut seulement m’écarter de toi. Il redoute de te perdre.
Elle ricana.
— C’est déjà fait.
— Il t’a forcée ? demanda Mary en lui relevant le menton.
— Non, il n’a pas osé. Il te craint plus qu’il ne veut l’avouer. Mais il y a une autre raison. Je suis enceinte. Je le lui ai dit, et ça l’a apaisé.
— Tant mieux.
— Je n’ai aucune envie de cet enfant, Mary. A la prochaine escale, je récupère Petit Jack et je disparais de sa vie.
— Où veux-tu aller ? Chez ton père ?
— Jamais ! Si tu veux de moi, j’irai où tu voudras. Chercher ce trésor, peut-être, ajouta Ann, les yeux brillants.
— Cela évoque-t-il quelque chose pour toi, Ann ?
Elle secoua la tête.
— Cela devrait ?
— Oui. Si tu es prête à me suivre et à me faire confiance, je te raconterai. Tout.
— Jamais je n’ai eu autant confiance en quelqu’un, assura Ann. Dis-moi.
— Le temps me manque pour cela. Rackham m’a interdit de t’approcher. S’il nous surprenait encore, je crains qu’il ne mette ses menaces à exécution. Sur l’île, nous trouverons à lui échapper. Je ne veux pas te perdre, Ann. J’ai trop à me faire pardonner.
— Mary ! Ann ! les interrompit Harwood, le visage blême, je crois que vous devriez sortir. Vite.
Elles échangèrent un regard. Le sien était paniqué. Elles se précipitèrent sur le pont au moment où un sloop se rangeait silencieusement à leurs côtés.
— Crèvedieu ! jura Mary. Ce sont les couleurs de Woodes Rogers.
Elles se précipitèrent à la cale. Rackham en remontait. Avant qu’il ait le temps de les foudroyer du regard, il sursautait sous l’injonction du porte-voix.
— Ici Jonathan Barnett, aux ordres du gouverneur, identifiez-vous, du William !
— Je suis John Rackham, de Cuba, répondit-il, tandis qu’Ann et Mary tentaient désespérément de faire réagir les hommes.
Harwood, de son côté, courait à la batterie et chargeait un canon.
— Rendez-vous pacifiquement, capitaine Rackham, ou je serai obligé de vous couler.
Avant que Rackham ait pu répondre, un boulet partait en direction du Majesty dans un fracas de poudre, réveillant enfin les matelots avinés, qui tentèrent de sortir leurs armes.
Ann se pencha au-dessus de l’écoutille de la cale et hurla :
— Levez-vous si vous êtes des hommes ! Battez-vous !
Ils ne réagirent pas.
Mary fonça jusqu’au bastingage pour voir La Revanche prendre le large. Ces chiens les avaient abandonnés, laissant Fertherston à leur bord qui avait rejoint Rackham pour festoyer.
Elle se retourna vers Ann. Furieuse et désespérée de l’apathie morbide des matelots de Rackam, celle-ci venait de décharger ses pistolets sur deux d’entre eux, espérant forcer leur réaction. Il n’en fut rien, d’autant que, répondant à la canonnade désespérée de Harwood, les sabords du Majesty crachaient à présent un feu nourri sur le sloop. Le mât de misaine craqua dans un bruit sec puis vacilla avant de s’effondrer, couchant le sloop à flanc de carène. Rackam engloba d’un œil désolé ce carnage dans lequel son orgueil stupide l’avait entraîné.
Weitere Kostenlose Bücher