La parade des ombres
la peine de refermer. Le souterrain était sombre, étroit et puant de moisissure. Mary n’eut aucune peine à suivre la lueur des chandelles, plaçant le rythme de ses pas dans celui de Baletti pour ne pas laisser soupçonner sa présence.
Un long moment plus tard, elle se retrouvait dans une autre cave, semblable à celle qu’elle venait de quitter, et sortit d’une demeure tout aussi abandonnée, non loin de l’arsenal.
Au seuil d’un ancien entrepôt désaffecté, elle reconnut une silhouette familière et s’approcha pour vérifier qu’elle ne se trompait pas. Baletti se dirigea droit vers Clément Cork et lui adressa un signe de tête. Aussitôt, celui-ci s’écarta pour le laisser passer. Leur complicité soulagea Mary. Elle avait au moins résolu une partie de l’énigme. Le reste la laissa perplexe. Au milieu d’autres, elle se retrouva dans le bâtiment, le visage baissé et le chapeau rabattu pour qu’on ne puisse l’identifier. Cork fit asseoir la cinquantaine de guenilleux par terre, à même le sol qui avait été balayé. Baletti se hissa sur une caisse.
— Vous êtes ici chez vous, déclara-t-il de sa voix profonde. Nourriture, eau potable, médicaments et gîte apaiseront vos maux l’hiver durant. Vous n’aurez besoin ni de mendier ni de voler. Cork veillera à tout.
— Ce gars-là dit vrai, lança un homme pour appuyer le discours de Baletti. Il m’a sauvé de la vérole l’an dernier.
— Je te reconnais. Ton épouse était grosse alors, qu’en a-t-il été ?
L’homme souleva un garçonnet chétif et le lui présenta.
— J’ai perdu mon travail et ma femme a passé il y a deux semaines. Qui que tu sois, aide-moi puisque tu m’as sauvé.
— Tu auras ce qu’il te manque, l’ami, le temps de te refaire. Vous n’êtes pas ici pourtant par esprit de charité. Cork vous a choisis pour votre volonté à lutter, à vous sortir de votre misère. Ceux qui s’y abandonnent, tuent et violent par plaisir plus que par nécessité ne sont pas les bienvenus. Si l’un de vous trahissait le serment qu’il a prêté d’en protéger le secret, il serait puni sans pitié. Cork et ces valets vous enseigneront de nombreuses choses pour vous aider à vaincre les épidémies et le mauvais sort qui vous accable. Ecoutez-le.
— Et ensuite ? demanda une femme. Ensuite, quand l’hiver sera achevé ?
Baletti sourit.
— Tu sauras à peu près lire et écrire, tu sauras protéger tes enfants et assurer leur survivance. Tu auras un emploi pour les nourrir et un pécule pour parer à toute éventualité.
— Qui que tu sois, bénis sois-tu ! s’exclama-t-elle.
— Ne bénis que le ciel, répondit Baletti, et le courage qui te porte vers demain. La misère est un mal dont on peut se guérir. Tu es née digne, femme, redresse la tête et relève le défi que la vie t’a lancé. Je ne vous offre que la connaissance. Il appartient à chacun d’entre vous de l’utiliser à bon escient.
— Que fais-tu de la fatalité ? demanda une autre.
— Et de la malchance ? ajouta un quatrième.
— Combattez-les. Combattez-les au lieu de les admettre.
— C’est facile pour toi qui es nanti, ironisa un cinquième.
Un murmure gronda. Baletti ne s’en troubla pas.
— Que sais-tu de moi ? Tu ne peux voir que ce masque et ces hardes rapiécées. Suisse un maître ou un simple valet ? Beau ou atrocement défiguré ? Qui suisse en vérité ? Et quel fut mon chemin de croix pour qu’il me pousse aujourd’hui à me dresser sur cette tribune ? Je pourrais répondre à tout cela, mais est-ce l’essentiel ? Si je ne savais rien de vos souffrances, aurais-je l’envie d’y remédier ? Si j’ignorais vos peurs, aurais-je le courage de vous demander de les accepter ? Si je ne craignais le mal, viendrais-je en sauveur ? Non, mes amis. Nous sommes égaux devant nos faiblesses et seuls, trop seuls souvent pour oser les affronter. La liberté et l’égalité en ce monde, c’est la fraternité qui vous les rendra. Voilà pourquoi je viens en frère. Non en nanti, non en chrétien. Mais en homme. Parce qu’il n’est rien que l’on ne puisse réaliser dès lors qu’on s’en donne les moyens, dès lors qu’on se plaît à l’imaginer.
Baletti sauta de son estrade et écarta ses bras en croix. Sa voix tremblait de conviction et d’altruisme, et le silence avait remplacé les murmures. Comme les autres, Mary était subjuguée par son charisme.
— D’autres avant
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