La parade des ombres
même des toiles gigantesques qui les ornaient. Qui prêtait attention à des yeux ayant perdu leur immobilité ?
Cork savait comment se guider. Il dirigea Corneille et Mary dans le dédale des corridors et des escaliers, pour déboucher enfin sur un ponton de bois où deux barques les attendaient, ballottées par les remous.
Cork embarqua dans la première, récupéra Mary des bras de Corneille et l’y installa, couchée à même la coque, entre les bancs des rameurs. Mary se recroquevilla sous la bâche dont on la couvrit pour la protéger.
— Rendez-vous à Pantelleria, dit-il à Corneille sans plus tarder, tandis que trois de ses hommes le rejoignaient.
Corneille hocha la tête et embarqua à son tour. La grille qui fermait l’accès à la mer fut relevée et les deux embarcations se séparèrent. Tandis que Mary grelottait dans la sienne, prisonnière d’une fièvre qui, sa tension relâchée, venait sournoisement de la gagner, Corneille, résigné et triste de devoir l’abandonner, suivait les ordres de Clément Cork. Il savait que Forbin ne lui pardonnerait pas de l’avoir floué. Clément l’avait chargé de rejoindre un des navires de Baletti en partance pour la mer Egée. Là, il prendrait le commandement du Bay Daniel grâce à un ordre que Cork lui avait remis à l’attention de son quartier-maître, jusqu’au moment de leurs retrouvailles.
Corneille n’avait émis qu’une condition à son exil, que Mary ne sache rien de l’état de Baletti. Cork l’avait accepté. A ce jour encore, les moines ne pouvaient se prononcer à son sujet. Ses brûlures étaient graves et la fièvre ne le quittait pas depuis que les plaies suppuraient.
Corneille fixa l’horizon et tomba dans de sombres pensées. Baletti écarté et lui officiellement mort, Forbin allait tenter par tous les moyens de retenir Mary à ses côtés. Il soupira et chassa la jalousie que cette perspective lui inspirait. Il valait mieux se réjouir que se lamenter : Mary était sauvée. Cela seul comptait.
Clément Cork dirigea, lui, son embarcation en plein cœur des hostilités. Il savait que c’était risqué mais ne pouvait rejoindre La Galatée qu’en louvoyant entre les bâtiments impériaux qui brûlaient. L’explosion de l’un d’eux, touché dans sa réserve de poudre, souleva les eaux de la lagune alors qu’ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de La Galatée. Machinalement, il courba la tête, à l’exemple des autres rameurs, pour éviter la pluie d’objets qui retombaient, projetés haut dans un ciel empli de fumée.
Clément Cork ne sentit qu’un léger picotement à sa tempe. Aussitôt après, son regard se voila tandis que la barque se rangeait devant l’échelle de corde, à flanc de navire. Il voulut la saisir pour monter, mais elle lui échappa d’entre les doigts, étrangement. Autour de lui, et sur le pont, on s’agitait, bien que tout lui semblât soudain assourdi. Il força l’oreille, sans parvenir à comprendre ce qui lui arrivait. Il ne put s’en étonner davantage.
Les matelots qui s’étaient redressés dans la barque pour l’amarrer aux drisses n’eurent que le temps de le soutenir afin qu’il ne glisse pas à l’eau.
— Que se passe-t-il ? s’étonna Forbin, qui venait d’apparaître sur le pont aux côtés de Junior, surveillant leur approche.
— Cork est mort, capitaine, répondit un des rameurs, penché au-dessus du corps de Clément.
Un sourire se dessinait encore sur son visage.
— Et elle ? s’inquiéta Forbin.
Au fond de la barque, rien ne bougeait. Un autre écarta la bâche et tâta le pouls de Mary.
— Evanouie.
Forbin et Junior poussèrent le même soupir soulagé. Tant pis pour Cork qu’il avait à peine eu le temps d’apprécier, pensa le capitaine en froissant la tignasse de l’enfant, à cheval sur le bastingage. Seule Mary, leur Mary, comptait.
— Remontez-les, ordonna-t-il, que l’on s’écarte de ce brasier.
*
Mary mit un long moment avant de comprendre où elle se trouvait. Il faisait nuit noire et elle était recroquevillée en boule sur le côté, reposant sur un sol doux et moelleux. Cela ne ressemblait pas à la pierre de son cachot. Son dernier souvenir était là, pourtant, dans l’attente d’Emma. A moins que ce ne fût un cauchemar. Une odeur d’océan lui picota les narines. Elle s’y attarda. Ce n’était pas le seul parfum. Les autres éveillaient des souvenirs sans qu’elle puisse les identifier.
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