La parfaite Lumiere
l’asseoir. Voyant qu’ils allaient lui donner de l’eau, Shinzō
alarmé s’écria :
— Arrêtez ! S’il boit de
l’eau, ça le tuera.
Comme ils hésitaient, l’homme
approcha les lèvres du seau. Une gorgée, et sa tête y sombra, ce qui porta à
cinq le nombre des morts de la soirée.
Tandis que les hiboux hululaient à
la lune du matin, Shinzō retourna en silence à la chambre du malade.
Kagenori dormait toujours, en respirant profondément. Rassuré, Shinzō
gagna sa propre alcôve.
Des ouvrages de science militaire
étaient ouverts sur son bureau, des livres qu’il avait commencé à lire mais
n’avait pas eu le temps de terminer. Quoique bien né, dans son enfance il
n’avait pas manqué de fendre du bois, de porter de l’eau, et d’étudier de
longues heures à la chandelle. Son père, un grand samouraï, ne croyait pas
qu’il fallait dorloter les jeunes hommes de sa classe. Shinzō était entré
à l’école Obata avec le but suprême de renforcer les talents militaires dans le
fief de sa famille, et, bien qu’il fût l’un des plus jeunes élèves, son maître
le plaçait au rang le plus élevé.
A l’époque, soigner son maître
souffrant le tenait éveillé presque toute la nuit. Maintenant assis les bras
croisés, il poussa un profond soupir. S’il n’était pas là, qui s’occuperait de
Kagenori ? Tous les autres pensionnaires de l’école appartenaient au genre
mal dégrossi, typiquement attiré par le métier des armes. Les hommes qui ne
venaient à l’école que pour suivre les cours étaient pires encore. Ils
faisaient les bravaches, exprimaient leur avis sur les sujets virils dont
discutent d’ordinaire les samouraïs ; aucun d’eux ne comprenait véritablement
l’état d’esprit de l’homme raisonnable et solitaire qui était leur maître. Les
subtilités de la science militaire les dépassaient. Bien plus compréhensible
était toute espèce d’affront, réel ou imaginaire, contre leur amour-propre ou
leurs talents de samouraïs. Insultés, ils devenaient d’aveugles instruments de
la vengeance.
Au moment où Kojirō était
arrivé à l’école, Shinzō se trouvait en voyage. Kojirō avait prétendu
vouloir poser des questions sur des manuels militaires ; son intérêt
paraissait donc authentique, et on l’avait présenté au maître. Mais alors, sans
poser la moindre question, il se lança dans une discussion présomptueuse et
arrogante avec Kagenori, ce qui donnait à penser que son but véritable était
d’humilier le vieillard. Certains élèves finirent par l’entraîner dans une
autre pièce et lui demander des explications ; il réagit par un flot
d’invectives et la proposition de se battre avec n’importe lequel d’entre eux à
n’importe quel moment.
Kojirō avait ensuite répandu
des allégations selon quoi les études militaires d’Obata étaient
superficielles, un simple réchauffé du style Kusunoki ou de l’ancien texte
militaire chinois intitulé Les Six Secrets ; — elles étaient
fausses et sujettes à caution. Quand ses déclarations mal intentionnées
revinrent aux oreilles des étudiants, ils jurèrent de les lui faire payer de sa
vie.
L’opposition de Shinzō – la
question était sans intérêt, il ne fallait pas déranger leur maître avec des
affaires de ce genre, Kojirō n’étudiait pas sérieusement la science
militaire – s’était révélée vaine, bien qu’il eût également signalé
qu’avant de prendre une décision quelconque il fallait consulter le fils de
Kagenori, Yogorō, absent pour un long voyage.
« Ils ne voient donc pas
quels ennuis inutiles ils sont en train de créer ? » gémissait Shinzō.
La lueur pâlissante de la lampe éclairait faiblement son visage soucieux. Tout
en continuant à se creuser la tête en quête d’une solution, il posa les bras
sur les livres ouverts et s’assoupit.
Un murmure de voix indistinctes le
réveilla.
D’abord, il se rendit à la salle
de cours, qu’il trouva vide ; il passa alors une paire de zōri, et sortit. Dans un bosquet de bambous qui faisait partie de l’enceinte sacrée
du sanctuaire de Hirakawa Tenjin, il vit ce qu’il avait prévu : un groupe
nombreux d’élèves en train de tenir un conseil de guerre agité. Les deux
blessés, blêmes, les bras en écharpe, se tenaient côte à côte et décrivaient le
désastre de la nuit. Un homme demanda avec indignation :
— Vous dites que dix d’entre
vous y sont allés, et que ce
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