La Part De L'Autre
!
Adolf
serra les poings puis se morigéna intérieurement. Ne
pas s'énerver, ne pas lui donner raison, surtout ne pas lui
donner raison.
Depuis
quand ayez-vous cessé de rêver ?
Est-ce
que je sais, moi ! glapit Adolf.
Oui,
vous le savez.
Bien
sûr qu'il le sait, Adolf, mais il est hors de question qu'il
l'avoue à ce crétin inquisiteur. Il ne rêve plus
depuis la mort de son père. Mais quel intérêt ?
Et puis surtout, quel intérêt de le dire à un
inconnu ?
Freud
se pencha vers lui et murmura lentement :
Vous
ne rêvez plus, ou plutôt vous ne vous souvenez plus de
vos rêves, depuis qu'on vous a annoncé la mort de votre
père.
Salaud
! Comment a-t-il deviné ? Surtout ne pas s'énerver ! Ne
pas s'énerver !
Et
je puis même vous dire, reprit Freud, pourquoi vous avez cessé
d'avoir la mémoire de vos songes depuis ce jour-là.
Ah
oui ? grinça Adolf d'une voix si laide qu'elle le surprit
lui-même.
Oui.
Voulez-vous que je vous le dise ?
Ben
voyons !
Voulez-vous
? Voulez-vous vraiment ?
Oui,
ça me ferait rigoler, sans doute.
Adolf
était de plus en plus étonné par la vulgarité
de ses réponses au médecin. Mais c'était plus
fort que lui. Il avait envie de lui pisser à la figure.
Je
ne crois pas que vous allez « rigoler », comme vous
dites. Je crois, au contraire, que vous allez être ... choqué.
Choqué
? Moi ? Ça me ferait marrer. Rien ne me choque !
Pourquoi
ce ton ? Pourquoi cette voix de crécelle ? Calme-toi, Adolf,
calme-toi !
Rien
ne vous choque sauf une femme nue.
Touché
! Décidément, cet homme m'en veut ! Il ne désire
pas me soigner mais me détruire !
Sauf
une femme nue, d'accord, c'est moi qui vous l'ai dit, et après
? Dites-le, pourquoi je ne rêve plus depuis la mort de mon
père, monsieur Je-sais-tout, dites-le-moi, puisque vous êtes
si malin !
Parce
que, depuis votre plus petite enfance, vous avez rêvé
plusieurs fois de le tuer. Lorsqu'on vous a appris sa mort, vous
vous êtes senti tellement coupable de l'avoir souhaitée
que, désormais, pour vous protéger de vos pulsions
meurtrières comme de votre sentiment de culpabilité,
vous vous êtes interdit l'accès conscient à vos
rêves.
La
fureur dilatait Adolf. Il fallait qu'il frappe. Il sauta au pied du
divan et chercha quelque chose à casser.
Freud
lança un œil inquiet vers une pile de livres. Adolf
n'hésita plus, il fonça sur la pile et donna des coups
de pied dedans.
Freud
gémissait.
Non...
non...
Et
plus Freud geignait, plus Adolf cognait, comme si la plainte du
médecin avait été le cri des livres sous ses
coups.
Calmé,
mais la mèche en bataille, à court de souffle, il se
retourna vers le médecin qui lui sourit.
Vous
vous sentez mieux ?
Incroyable
! Il me parle poliment comme si rien ne s'était passé !
J'avais
disposé cette pile à votre usage. J'ai bien fait.
Sinon vous auriez pu vous en prendre à quelque chose de
précieux. Ce n'est pas ce qui manque dans cette pièce.
Freud
jeta un regard de chasseur satisfait aux nombreuses statues
archaïques, égyptiennes, crétoises, cycladiques,
athéniennes, romaines, hellénistiques, qui couvraient
les commodes et le bureau. Adolf se dit qu'il allait charger dans ces
collections mais c'était trop tard, le feu s'était
éteint, le cœur n'y était plus, il se sentait à
court de rage.
Freud
s'approcha de lui.
Mon
garçon, ne vous sentez pas coupable de vos sentiments. Tout
enfant mâle a trop aimé sa mère et souhaité
la disparition de son père. J'ai appelé cela le
complexe d'Œdipe. Nous sommes tous passés par là.
Seulement certains pères permettent de résoudre
harmonieusement cette tension, d'autres pas. Le vôtre...
Taisez-vous
! Je ne veux plus vous entendre ! Je ne veux plus venir ici.
Naturellement.
Je
vous le dis, ce n'est pas une menace en l'air : je ne viendrai plus
ici !
J'ai
bien entendu. Mais pourquoi me hurlez-vous dans les oreilles ? Que
voulez-vous que ça me fasse ? Ce n'est pas moi qui
m'évanouis, mais vous. Que vous reveniez ou pas, ça ne
changera rien pour moi. Par contre vous...
Adolf
enfouit sa tête dans ses mains. Il ne supportait pas la logique
de mage que tentait d'appliquer ce médecin.
Freud
posa sa main sur son épaule. Les deux hommes sursautèrent
à ce contact mais Freud insista. Une chaleur pacifique et
apaisante était en train de se former entre cette main et
cette épaule ; elle remontait dans leurs deux corps.
Freud
se mit à parler avec une voix plus grave, plus douce, une voix
sans rapport avec
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