La Part De L'Autre
sentait épuisé à
l'avance.
Dites-moi,
jeune homme, comment comptez-vous me payer ?
C'est-à-dire
que... je n'ai pas beaucoup d'argent.
Je
m'en doute bien, dit Freud en riant. Je sais ce que c'est. J'ai été
étudiant, moi aussi.
Une
lueur de gaîté vint modifier ses yeux scrutateurs. Adolf
avait beaucoup de mal à imaginer que ce petit bonhomme en
tweed et aux cheveux poivre et sel pût avoir été
jeune...
Que
savez-vous faire ?
Peindre.
Je suis à l'Académie des beaux-arts.
Très
bien. Très intéressant.
Si
vous voulez, je peux vous peindre une enseigne avec dessus : «
Docteur Freud, psychanalitiste ».
Psychanalyste.
Oui
: « Docteur Freud, psychanalyste » et puis, dessous, une
jolie scène mythologique si vous voulez.
Très
bien, laquelle ?
Urée
d'un opéra de Wagner.
J'aurais
préféré la mythologie grecque. Œdipe et
le Sphinx par exemple.
Ça
se peut. C'est comme vous voulez. Je n'aime pas trop la mythologie
grecque parce que c'est plein de nus, et, comme je vous
l'expliquais, lorsque je dois peindre des nus...
Ne
craignez rien. Œdipe n'est pas une femme mais un homme...
Alors
tout va bien.
Adolf
tendit sa main. Freud, amusé, tendit la sienne et ils
conclurent le marché : une enseigne pour Freud contre la
guérison d'Hitler.
Pour
la prochaine fois, mon cher Adolf, préparez-vous à me
raconter un rêve.
Un
rêve ? s'exclama Adolf, paniqué. C'est impossible, je
ne rêve jamais !
Hitler
n'était pas un vagabond très aguerri. La Vienne
secrète, la Vienne vitale, la Vienne des doublures et des
poches intérieures, celle des squares où l'on peut
dormir jusqu'à l'aube sans se faire déloger par la
police, celle des refuges, des foyers, des soupes populaires, celle
qui cache dans ses replis le porche discret qui abrite des vents, le
préau sans neige, la salle de classe déserte pour la
nuit mais encore chaude de l'haleine du jour, la Vienne qui dissimule
derrière les piliers d'un cloître la bonne et brave sœur
qui n'a pas peur des clochards, le curé qui offre au premier
venu son vin de messe, l'amicale socialiste qui étend des
paillasses dans ses caves, cette Vienne de Babel où les
multiples langues se fracassent et s'émoussent pour ne plus
parler que celles, universelles, de la faim et du sommeil, cette
Vienne de récupération où viennent échouer
les déchets de l'industrialisation galopante, cette Vienne-là,
Hitler l'ignorait. La seule Vienne qu'il avait dans la tête
était celle des façades, la Vienne glorieuse,
monumentale, paradante, la Vienne du nouveau Ring aux longues allées
piétonnes et cavalières, la Vienne des musées
impériaux et des théâtres à colonnades,
une Vienne pour visiteur étranger, pour étudiant ébahi,
une Vienne de carte postale.
Hitler
avança au hasard toute la nuit. Marcher, pour ce fils de petit
fonctionnaire, était la seule justification qu'on pouvait
trouver à sa présence dans la rue. Il ne tenait
absolument pas à s'asseoir ou se coucher sur un banc. C'était
devenir un vagabond.
Une
aube fade et lente vint lui signaler que son périple pouvait
s'achever. Il se trouvait devant la gare de l'Est, blafarde.
Il
y entra. Le décor d'une gare permettrait de justifier qu'il
portât un gros sac.
Aux
lavabos, il entreprit de se laver presque totalement. C'était
périlleux, inconfortable, cela provoquait les regards
méprisants des voyageurs pressés mais il était
encouragé par la difficulté : en luttant pour sa
propreté, il se prouvait ainsi qu'il était un homme
digne. Lorsqu'il eut achevé, lorsque l'odeur citronnée
du savon collectif l'eut emporté dans ses narines sur les
relents d'ammoniac, il regretta presque cette gymnastique.
Il
revint au niveau des quais, s'assit sur son bagage et attendit.
Voyageurs,
voyageuses, porteurs, contrôleurs, chefs de gare, vendeurs de
saucisses, employés, tous s'agitaient autour de lui. Il était
le centre. Le monde tournait. Il était le pivot. Lui seul
pensait des choses essentielles, lui seul meublait son cerveau avec
des soucis qui concernaient toute l'humanité : il songeait à
sa toile, la plus grande toile du monde, celle qu'il allait peindre
et qui le rendrait célèbre.
Est-ce
que vous pourriez m'aider, jeune homme ?
Hitler
mit du temps à ajuster son regard, son oreille, puis à
tourner son corps vers la vieille dame.
Je
n'arrive pas à porter mes valises, elles sont trop lourdes.
Si vous pouviez avoir la bonté de m’aider à les
porter.
Hitler
n'en revenait pas : la créature
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