La Part De L'Autre
il
faisait croire qu'il se rendait à l'Académie des
beaux-arts. Plus d'une fois, lorsqu'il attendait des clientes à
la gare, il avait cru voir apparaître Wetti au bout du quai,
trompé par l'allure majestueuse d'une riche Polonaise ou d'une
comtesse russe. Il avait appris à se calmer et à ne
plus craindre l'arrivée inopinée de sa terrible logeuse
qui, trop attachée à surveiller ce qui se passait sous
son toit et ne s'autorisant qu'une rapide escapade chaque matin pour
faire son marché, ne se permettrait jamais le moindre voyage
l'éloignant de sa pension du 22, rue Felber, donc ne mettrait
jamais les pieds dans une gare.
Lorsque
Hitler avait du temps à perdre entre deux trains importants,
il se rendait au café Kubata pour y découvrir la presse
nationale laissée à la disposition des buveurs. Il
faisait son apprentissage politique. Lui qui n'avait jamais lu que
des livres, romans d'aventures, livrets d'opéra, ou recueils
de Nietzsche et Schopenhauer, il découvrait l'actualité
politique, il se forçait à comprendre les noms des
partis, de leurs chefs, le jeu de la démocratie. Il
déchiffrait tout avec une égale passion, ayant
l'impression de devenir un homme.
Un
jour, à la gare, un individu blond, élégant,
raffiné, muni d'un extravagant fume-cigarette en ivoire, gainé
dans un manteau d'astrakan cintré aussi brillant et chatoyant
qu'une soie, jeta une revue en sortant du train. Sans s'en rendre
compte, il rata la poubelle et la revue tomba aux pieds d'Hitler.
Hitler
s'assit dans un coin et parcourut cette brochure qu'il n'avait jamais
vue dans les présentoirs du café Kubata mais qu'il
avait remarquée au bureau de tabac, 18, rue Felber, achetée
par d'assez beaux hommes à la mise un peu précieuse.
Elle s'appelait Ostara et
portait un étrange signe qu'Hitler n'avait jamais rencontré
mais qui lui semblait posséder une vraie valeur esthétique
: une croix dont les quatre bras se tordaient par deux fois. En
étudiant les articles, il découvrit qu'il s'agissait du
svastika, la croix gammée, qui symbolisait anciennement le
soleil chez les hindous. Le directeur de la revue, un certain Lanz
von Liebenfels, faisait de cette croix si riche en angles l'insigne
du héros germanique.
Hitler
s'absorba dans les pages d'Ostara. Avec
stupéfaction, il découvrait une pensée nouvelle
: Lanz von Liebenfels affirmait la supériorité de la
race allemande aryenne sur toutes les autres. S'appuyant sur
l'archéologie, il expliquait qu'une race supérieure,
une race blonde, était descendue du nord de l'Europe, avait
édifié les premiers monuments architecturaux de
l'humanité, les dolmens et autres assemblages de pierres
géantes, qui étaient à la fois des « gares
», traces et repères de leur passage, mais aussi des
autels de la religion solaire. Cette race blonde supérieure et
hautement civilisatrice, race païenne qui portait un culte à
Wotan, race dont Wagner avait reconstitué les dieux et héros
dans ses opéras sublimes, s'était laissé envahir
et délégitimer depuis par les autres races, toutes
inférieures, mais nombreuses et sans scrupules, toutes brunes,
qui avaient précipité l'Europe dans la décadence
actuelle. Lanz von Liebenfels appelait au réveil de la race
supérieure, elle devait reprendre le dessus, se préserver
des autres et ne pas hésiter à les détruire.
Avec précision, il proposait un programme médical et
politique sans précédent : les blonds devaient imposer
la stérilisation des hommes bruns, la stérilisation des
femmes brunes, afin d'en être débarrassés dans
deux générations ; en attendant, il fallait prendre des
mesures urgentes : entamer, en Allemagne et en Autriche, la
déportation de tous les dégénérés,
malades incurables et groupes racialement impurs. Ainsi, avant que la
terre entière soit purifiée, l'espace germanique serait
désinfecté. Au premier plan des êtres dont on
devait se débarrasser, Lanz von Liebenfels pointait les Juifs
qu'il décrivait comme des rats sales, malodorants, infiltrés
partout par les bouches d'égout, se soutenant entre eux,
organisant de façon discrète la finance, l'industrie et
la prostitution, véritables hommes-bêtes, responsables
de tout ce qu'il y a de laid dans le monde et n'hésitant pas,
eux, à la différence des Nordiques qui, trop fiers, ne
s'en prennent pas aux autres races, à organiser la traite des
Blanches. Pour célébrer la race blonde, héroïque,
créative, pour chanter les louanges des
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