La Part De L'Autre
le
récit de Freud qu'il en avait oublié de respirer.
Le
premier groupe de femmes que vous rencontrez, ces dames chamarrées
qui vous pincent et vous asticotent sont des oiseaux, des perruches,
exactement ce que les Grecs anciens appelaient des « barbares
», c'est-à-dire ceux qui ne parlent même pas un
langage humain. Pour vous, donc, la femme est l'étrangère
absolue. Pour vous, la femme est un animal.
Bon,
allez, docteur, assez tété, la suite !
Le
deuxième groupe de femmes, reprit lentement Freud, exprime
les conflits de votre histoire personnelle. Ces dames quasi
déshabillées, donc prêtes pour l'amour, ces
amantes en puissance, s'effraient en vous voyant arriver. Elles
glapissent votre nom, et tentent de se protéger des coups que
vous allez donner. Le docteur Bloch rétablit la vérité
: oui, vous vous appelez bien Hitler, mais vous êtes le fils
Hitler, non le père Hitler, on ne doit pas vous confondre.
Vous avez toujours refusé de me dire du mal de votre père.
C'est très louable, Adolf, mais cela vous fait souffrir. Vous
feriez mieux de me raconter toutes les scènes de violence
auxquelles vous avez assisté.
Non...
Je...
C'est
bien cela, Adolf, il ne battait pas que vous, vos frères et
sœurs, il battait aussi votre mère ?
Adolf
se tut.
Le
docteur Freud considéra avec agacement son cigare froid,
considérant comme une attaque personnelle cette soudaine
extinction.
La
violence est donc pour vous le modèle de la relation
amoureuse. Or, vous refusez d'être le bourreau des femmes,
vous refusez d'être le bourreau de votre mère. Pour ne
pas devenir un monstre dans votre rêve, vous ressentez une
grande douleur à l'entrejambe : vous vous castrez. Plutôt
être un ange qu'être un homme !
Bêtement,
Adolf ressentit une joie ineffable à s'entendre décrit
comme un bon garçon.
Freud
pointa sur lui un doigt accusateur.
Qui
veut faire l'ange fait la bête. Pour l'instant, c'est vous qui
souffrez. Mais si vous persistez, vous finirez par faire souffrir
les autres.
Votre
cigare s'est éteint, gémit-il.
Je
sais, répondit froidement le praticien.
Tout
s'agite dans l'atmosphère. Les émotions percent,
volent, frétillent et se cognent entre les deux hommes.
Au
troisième étage, le docteur Bloch vous conduit à
une femme presque nue. A cause de votre mère qui a tant
souffert, vous ne pouvez vous empêcher de lier féminité
et maladie : la femme repose, veillée par une simple bougie,
sans réagir aux sollicitations du monde. Le docteur Bloch, en
la déshabillant, vous explique qu'il est l'heure de devenir
un homme : elle est à vous. Il vous force à la
toucher. Lorsque vous palpez le sein, une chose fondamentale se
produit : la femme ouvre les yeux et vous sourit. Cela veut dire
qu'elle vous accepte. Mais cela signifie surtout que vous ne lui
avez pas fait mal.
Mal
? Mais je n'avais pas peur de lui faire mal
Si
! Cela vous procure une telle émotion que vous vous en
réveillez. Avez-vous été nourri au sein ?
Pardon
?
Adolf
s'étonnait lui-même des difficultés qu'il avait
parfois à communiquer avec le médecin. Ses questions
l'irritaient et le surprenaient tellement qu'il se les faisait
répéter pour avoir le temps de les accepter.
Oui.
Et
votre plus jeune sœur, a-t-elle aussi été
nourrie au sein par votre mère ?
Non.
Pourquoi
?
Je
ne sais pas. On a mis ma sœur en nourrice. Ma mère
était... fatiguée.
Oui,
si fatiguée qu'elle fait, quelque temps plus tard, un cancer
du sein, dont elle meurt. Et désormais, vous vous sentez
coupable. Vous êtes persuadé que c'est vous, Adolf,
qui, en suçant le sein de votre mère, l'avez vidée
de sa force vitale. C'est faux ! Vous m'entendez, Adolf : c'est faux
!
Adolf
éprouvait un étrange soulagement. Une vigueur inconnue
l'envahissait. Il respirait plus librement.
Adolf,
vous n'avez pas tué votre père, même si, comme
tout garçon, vous avez souhaité sa mort. Ni votre
mère. Ils sont tous les deux morts de mort naturelle. Aucune
culpabilité ne doit engourdir et gâcher votre vie. Vous
avez droit au bonheur.
Les
larmes baignaient le visage d'Adolf sans qu'il s'en rendît
compte. Elles le lavaient de son passé, de son angoisse, de
ses douleurs. Elles faisaient sa toilette de nouveau-né.
Avec
bonté, Freud assistait à la deuxième naissance
de ce garçon. Sans un scalpel, sans une entaille, sans
déchirer de chair et sans verser de sang, il avait guéri
un individu désespéré ; un adolescent s'était
couché sur son divan, un
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