La Part De L'Autre
ses malaises et ses secrets,
Adolf s'était isolé pendant des années, il avait
construit une tour, coupée des voies d'accès d'où
il dominait tout, une tour d'où il parlait, une tour d'où
il se taisait, une tour où personne ne le rejoignait et dont
maintenant il voulait sauter.
La
femme sortit enfin de l'Académie, sanglée dans un
manteau de velours noir. Elle avançait en tanguant sur ses
bottines hautes et grêles, testant son équilibre,
s'assurant à chaque pas que la chaussée n'était
pas givrée. Cela rassura Adolf : le modèle n'avait plus
l'arrogance crâne qu'elle dégageait sitôt qu'elle
était nue.
Il
bondit à côté de l'arbre.
Madame,
madame, j'ai quelque chose à vous demander.
On
se connaît ? demanda-t-elle.
Je
suis l'élève qui s'évanouissait toujours lors
des cours de dessin. J'ai quelque chose à vous demander.
Le
visage du modèle s'éclaira, l'adolescent lui rappelait
de bons souvenirs. Elle avait aimé, après tant d'années
passées à se déshabiller dans l'indifférence,
que sa nudité fît l'effet d'une bombe. Chaque collapsus
de l'adolescent, elle l'avait vécu comme une victoire. Elle
regrettait qu'il ne vînt plus, elle avait retrouvé sa
vieille routine, les positions inconfortables entre les exigences
bêtes des professeurs fonctionnaires et les lazzis graveleux
des morveux boutonneux.
Elle
sourit pour l'encourager à parler, rêvant même une
seconde que le garçon se pâmât et perdît ses
moyens.
Voilà.
Il faut que je retourne en classe de nu car j'en ai besoin pour mon
apprentissage et tout le monde se moque de moi. Il faudrait donc que
je m'entraîne.
Je
ne comprends pas.
Je
vous paierai ce que vous demanderez. Il faudrait que vous posiez
pour moi seul avant que je retourne vous dessiner en cours.
La
femme réfléchit. Elle aurait spontanément
accepté des heures supplémentaires bien payées,
mais elle songea aux sentiments si forts, proches de l'orgasme,
qu'elle avait éprouvés lors des pâmoisons du
jeune homme ; elle ne se résolvait pas à supprimer
l'éventualité d'un tel plaisir.
Je
peux te proposer quelqu'un.
Pas
vous ?
Non,
ma...
Elle
se mordit les lèvres sur ce mot — elle avait failli dire
« ma nièce » — et se reprit :
Ma
cousine. Dora. C'est aussi son métier.
Le
modèle songeait à son prochain triomphe : l'adolescent
retournait à l'école après avoir peint et
repeint cette niaise de Dora, il se croyait guéri, mais
lorsqu'elle, la femme, la vraie femme, la fatale, abandonnait son
kimono, il était de nouveau pris de faiblesse. Quelle scène
! Quelle allure !
D'accord,
fit Adolf, qui, de toute façon, n'avait pas de plan de
rechange.
Le
lendemain, au café Mozart où flottait une odeur
écœurante de lait caillé aux noix de pécan,
il rencontra Dora. Il fut surpris : elle avait le même âge
que lui.
Tu
as l'habitude de poser ?
Oui,
bien sûr.
Combien
prends-tu ?
La
fille lui annonça une somme modique, ce qui n'inspira pas
confiance à Adolf. Trop jeune, trop bon marché : il
avait l'impression de se faire rouler.
Pourtant
Dora était jolie, une peau neigeuse, des cheveux d'or roux,
mais elle parlait avec la bouche mouillée, un étrange
accent déformait ses syllabes, son nez était rougi par
le froid, son manteau ridicule et ses mitaines atrocement trouées.
Il
fut si difficile d'arriver à la faire entrer dans la chambre
sans que madame Zakreys s'en rendît compte qu'Adolf n'eut
d'abord pas le temps de songer à sa peur. Elle ne lui revint
qu'une fois enfermé à clé avec la fille,
lorsqu'il comprit qu'elle allait se déshabiller devant lui. Il
nourrit le poêle pour augmenter la chaleur.
Tu
me donnes l'argent ? murmura-t-elle en enlevant son manteau.
Encore
un peu de répit ] pensa
Adolf en cherchant les pièces.
Lorsqu'elle
fut en sous-vêtements, elle saisit la monnaie, la fourra dans
son sac, puis regarda Adolf avec une moue embarrassée.
Je
voulais te dire. J'ai un problème.
Quoi
? s'exclama Adolf.
Il
avait crié. Il se reprit et répéta à voix
basse, comme si la fille n'avait pas entendu son cri :
Quoi ?
Il
avait tout de suite deviné qu'on lui refilait de la camelote ;
il savait que cette fille avait une tare.
Eh
bien...
Elle
hésitait.
Le
cerveau d'Adolf moulinait les idées ; elle avait des plaques
sur la peau, une jambe de bois, c'était la première
fois, elle ne voulait pas poser nue... Quelle catastrophe allait-elle
lui annoncer ?
J'ai
tendance à m'endormir lors des séances de pose.
Il
n'en croyait
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