La Part De L'Autre
vingt parfums différents,
suivant dix conversations à la fois, agités, rapides,
tourmentés même lorsqu'ils arboraient un indéfrisable
sourire, jamais vraiment à ce qu'ils disaient, le regard
détourné par des détails qu'Hitler ne saisissait
pas, des chasseurs à l'affût bien qu'il n'y eût,
en apparence, ni chasse ni gibier.
Hitler
fut bien accueilli. Des mains molles le pressèrent, on lui fit
de petites places sur les canapés qui l'obligeaient à
se coller aux hôtes. Il parlait peu, car incapable de soutenir
un débit de paroles aussi rapide que les autres et, par
conséquent, il souriait beaucoup.
Wetti
trônait en reine des abeilles au milieu des faux bourdons.
Entre deux macarons, ils se récriaient d'admiration sur sa
beauté, sa grâce, s'esclaffaient démesurément
à ses moindres reparties. Ils l'aimaient, ils l'adoraient, ils
l'adulaient. Wetti, arrosée de compliments, chauffée de
regards extatiques, s'épanouissait comme une rose trop mûre.
Hitler
se sentait jaloux. Plus silencieux, plus balourd, plus compact que
ces jeunes gens qui avaient toujours un trait ou une flatterie en
bouche, il se demanda ce qu'il pouvait bien apporter à Wetti.
Ce dimanche après-midi, si fulgurant, lui semblait ternir ses
séances quotidiennes avec Wetti. Un jour, elle s'en rendrait
compte... comme de sa nullité en dessin... elle le chasserait,
assurément.
Eh
bien, Dolferl, tu as l'air sinistre. As-tu perdu quelqu'un ? Un
deuil ? Une rupture ?
Werner,
un grand blond aux lèvres enfantines, venait de s'asseoir
auprès de lui. Un peu choqué d'être appelé
d'emblée par son surnom, Hitler ne releva pas et se remit à
sourire. Encouragé, Werner continua la conversation :
Que
fais-tu dans la vie ?
Peintre.
Ah,
mais c'est toi le petit génie dont Wetti nous a parlé
?
Ah
bon ?
Elle
croit beaucoup en ton talent. Que peins-tu ?
Des
paysages. Des rues.
Un
éclair étrange passa dans les yeux bleus pourtant
placides de Werner.
Et
des nus ?
Oui,
des nus aussi, bien sûr, répondit Hitler avec aplomb,
sentant qu'il marquait des points.
Des
nus... masculins ?
Masculins.
Féminins. J'aime les deux, affirma-t-il avec tant d'autorité
que Werner en demeura bouche bée.
Le
blond mit quelques secondes à s'en remettre. Puis, il se
ressaisit, couvrit Hitler d'un œil admiratif — je sais
apprécier les performances à leur juste valeur —,
tortilla des fesses pour se faire une meilleure place dans le canapé,
ce qui colla sa cuisse à celle d'Hitler. Il se racla la gorge.
Connais-tu Ostara
?
Werner
saisit la pile et la mit sur ses genoux. Il semblait prêt à
la couver.
Peut-être
pourrais-tu dessiner pour notre revue ? Nous aimerions représenter
les héros germaniques. Il faudrait les montrer torse nu, dans
des combats fraternels...
Il
rougissait en évoquant cela.
Hitler
ne répondait pas. Mal à l'aise, il avait envie de
dénoncer cette feuille antisémite mais il se limita à
demander des informations :
Pourquoi
dis-tu « notre revue » ? Est-elle faite par vous, par
les garçons qui sont là ?
Werner
éclata de rire puis s'assagit, ne voulant pas donner
l'impression de se moquer.
Non.
La revue est rédigée par Lanz von Liebenfels —
entre nous, il s'appelle Adolf Lanz. Il s'est anobli lui-même
pour faire genre — et c'est quelqu'un comme nous.
Comme
nous ?
Oui
! Comme nous ici ! Même si l'on n'est pas d'accord avec ses
délires sur les races et l'Allemagne, on aime tous son culte
du héros. Ostara est
devenu un signe de ralliement entre nous.
Hitler
s'abîma dans cet « entre nous ». De quelle
communauté pouvait parler Werner ? A quel groupe Lanz et tous
ces jeunes gens appartenaient-ils ? La jeunesse ?...
Wetti
passa près d'Adolf et lui murmura à l'oreille :
Alors,
Dolferl, je vois que ça gaze avec Werner.
Elle
leur tendit des biscuits et prit un air de réprimande tendre.
Petits
garnements, va !
Elle
s'éloigna ou plutôt se déhancha entre les
fauteuils en leur adressant un dernier clin d'œil appuyé.
Hitler
sentit que son corps se changeait en plomb. Froid. Glacé.
Immobile. Il venait de comprendre le malentendu. On le prenait pour
un inverti. Il était au milieu d'une réunion
d'invertis. Il s'était fait piéger vivant dans une
erreur.
D'un
coup, il se dressa sur ses jambes.
Je
ne me sens pas bien. Je retourne dans ma chambre.
Je
t'accompagne, murmura Werner.
Tendu,
frémissant comme peut l'être un tout jeune homme, au
bord de la tétanie, Hitler franchit tous les barrages de
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