Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen

La Part De L'Autre

Titel: La Part De L'Autre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Eric-Emmanuel Schmitt
Vom Netzwerk:
et en servante.
    Nourri
par elle, blanchi par elle, il déchargeait de moins en moins
de valises à la gare, juste ce qu'il fallait pour payer sa
chambre et pour avoir quelques heures tranquilles bien à lui
pendant que Wetti continuait à le croire à l'Académie
de peinture.
    Tout
allait bien selon Hitler : il était donc un jeune peintre
prometteur amant d'une belle veuve qui l'entretenait. Les apparences
lui suffisaient et il aurait trouvé fort incongru que l'on
grattât pour montrer que le peintre ne peignait pas, que
l'amant ne couchait jamais avec l'amante, et que la veuve avare
exigeait tout de même son loyer. Toute la réalité
était recouverte par le regard qu'il posait sur elle, tel un
manteau de neige.
    Le
seul problème qui s'obstinait à demeurer un problème
était ce satané croquis.
Je
crois que ce portrait sera l'un des plus beaux jours de ma vie !
s'exclamait souvent Wetti avec son lyrisme niais emprunté aux
romans de gare.
    Hitler
peinait de plus en plus à protéger son carnet. Wetti
devenait entreprenante : elle s'approchait, elle l'agaçait, le
poursuivait ; elle voulait découvrir le regard que son Dolferl
portait sur elle.
    Hitler
eut un réflexe de survie. Il profita d'un moment d'inattention
pour dérober une photo de Wetti rangée dans un tiroir.
Il courut au Prater et fit son choix entre les artistes et les
étudiants qui proposaient leurs services aux touristes. Il
opta pour le plus vieux des portraitistes — cela l'humiliait
moins — et lui tendit la photo de Wetti avec son carnet de
croquis.
    Une
heure plus tard, contre quelques hellers, il possédait enfin
l'objet.
    Le
soir même, il commença la séance en disant :
Je
crois que j'arrive au bout.
Vrai
?
Peut-être...
    Pour
parfaire la supercherie, il tenta de travailler un peu, crayonnant
sur le portrait déjà exécuté. Au bout de
trois minutes, il constata avec horreur qu'il était en train
de détériorer le trésor si chèrement
acquis.
Et
voilà !
    Il
bondit, se mit aux pieds de Wetti et lui offrit son image.
    Wetti
resta stupéfaite. Elle rougit, poussa quelques petits cris
puis ses yeux se remplirent de larmes.
Quelle
merveille !
    Elle
s'était reconnue.
    Folle
de joie, elle ne voulut plus lâcher son poète jusqu'au
soir. Elle lui fit la cuisine, alla lui chercher des cigares, reprisa
son linge, lui servit un vieux marc de famille et, sur le coup de
minuit, entreprit même de lui cirer ses bottes. Reconnaissante,
persuadée d'être passée à la postérité,
elle débordait d'énergie et s'investissait sans compter
dans la seule chose qu'elle savait faire, l'activité ménagère.
    A
minuit et demi, elle s'arrêta de frotter, épuisée,
le souffle court, resservit une liqueur à Hitler qui paressait
dans un fauteuil et jeta un nouveau coup d'œil admiratif au
croquis trônant sur le buffet.
Dis-moi,
Dolferl, ne suis-je pas un peu ta muse ?
    Hitler,
engourdi par les sucs de l'alcool et de la digestion, approuva de la
tête.
Tu
es ma muse, Wetti. Ma muse.
    Elle
a raison.
    Muse,
c'est bien plus joli qu'esclave.

    Adolf
H., dissimulé derrière un arbre rugueux, le manteau
poudré de neige, attendait que la femme sortît. Il
sautait d'un pied sur l'autre et, de temps en temps, il se parlait
comme on se donne des claques, pour se réchauffer.
    Dès
qu'elle passe, tu lui sautes dessus. Tu lui expliques simplement les
choses.
    Il
neigeait mollement. Les flocons assoupis flottaient à hauteur
d'homme, indolents, pas vraiment décidés à
tomber. Ils bouchaient la vue, s'accrochaient aux cils, entravaient
les mouvements, mais, sitôt au sol, ils s'évanouissaient
en liqueur noire, laissant une chaussée sombre et brillante.
    Dès
qu’elle passe, tu m'entends ! Si tu attends une ou deux
secondes, c'est foutu. Cela veut dire que tu te dégonfles et
que tu ne le feras jamais.
    Adolf
grelottait avec bravoure. Il accomplirait sa mission quoi qu'il
arrive, c'était vital.
    Depuis
qu'il avait quitté le cabinet de Freud, il avait éprouvé
des sentiments contradictoires mais toujours violents. D'abord, trois
jours durant, il avait été dilaté par la joie ;
guéri d'une culpabilité ancienne, aussi vieille que sa
puberté, il avait déambulé en prisonnier libéré
; le monde lui était enfin ouvert. Puis, il avait découvert
l'ahurissante solitude dans laquelle il avait vécu jusqu'ici :
pas de parents, pas d'amis, pas de fiancée, pas de proches
auxquels il se serait confié, aucun adulte qui lui servît
de modèle. Pour protéger

Weitere Kostenlose Bücher