La passagère du France
mousses spécialement réquisitionnés, toutes les Américaines qui avaient reçu un carton d’invitation et qui piétinaient depuis des heures sous le hangar cimenté du quai 88 de la French Line s’étaient engouffrées sur le France et avaient couru jusqu’à la boutique où elles venaient d’entrer, assaillant les vendeuses dans l’espoir d’acquérir un de ces fameux foulards et de ressortir avec la poche « À bord du France » pendue à leur bras.
Michèle et Chantal allèrent reprendre le travail pendant que Béatrice et Sophie retournèrent dans leur cabine se préparer pour la grande soirée de prestige qui aurait lieu dans quelques heures. Sophie se remettait de ses émotions. Elle avait quitté son tailleur et enfilé le peignoir éponge blanc mis à la disposition des passagers dans les suites de luxe, tandis que Béatrice prenait une douche. Maintenant que tout était fini elle se demandait comment elle avait osé mettre en place un pareil scénario et entraîner les autres filles avec elle.
Comment avait-elle pu imaginer un seul instant que la Première Dame des États-Unis s’intéresserait au cas de deux marins français ? Jackie Kennedy l’avait écoutée, mais elle n’avait pas dit un seul mot. Elle avait souri, avait visiblement très bien entendu tout ce que Sophie lui disait, mais elle n’avait pas proféré une seule parole. Rien, seulement ce sourire figé et impénétrable que Sophie avait déjà remarqué sur les photographies de reportages.
Malgré cette distance, Sophie avait eu le cran d’aller jusqu’au bout et de lui expliquer la situation. Elle était convaincue que, quand on voulait quelque chose, il fallait aller là où on avait des chances de l’obtenir et parler. S’expliquer. Elle pensait qu’à tous les étages de la société il y avait des gens bien et des imbéciles et qu’il n’y avait aucune raison pour que Jackie Kennedy ne soit pas une femme sensible aux difficultés des autres. Raccourci un peu sommaire et qui, chez Sophie, excluait tous les autres paramètres tels que le pouvoir et ses obligations, les barrières qu’il installe entre ceux qui l’exercent et ceux qui le subissent. Pour elle Jackie Kennedy était certes la femme du président des États-Unis, mais elle était aussi une femme mariée, elle avait des enfants, elle avait souffert aussi de son enfance dans une famille désunie, et elle souffrait peut-être encore parfois avec ce mari dont la rumeur courait jusqu’en France qu’il n’était pas en reste de séduction auprès de bien d’autres femmes. En redonnant à Jackie Kennedy son statut d’être humain, Sophie ne s’était embarrassée d’aucune retenue. Il lui avait seulement fallu beaucoup de conviction pour que les autres filles acceptent l’idée que la femme du Président pouvait donner le petit coup de pouce nécessaire pour débloquer cette situation absurde. Sophie avait exposé son plan à chacune d’entre elles. Chantal avait été impressionnée par l’idée, Béatrice très réticente, Michèle ahurie de tant d’audace, et les filles de la boutique inquiètes pour le déroulement des opérations sur leur territoire. Quant à Claudine, enthousiaste, elle y avait cru tout de suite et s’était empressée de récupérer les détails du parcours officiel sur le bureau syndical de Francis. Une fois que les filles avaient eu le plan en main, les choses s’étaient enchaînées avec une facilité incroyable. Michèle avait même fini par dire que l’idée était excellente et qu’avec Jackie c’était du tout cuit. Que le commandant lui accorderait de ne sanctionner personne en hommage à ce premier voyage du France ! Face à cet enthousiasme, l’idée qu’elle en avait peut-être trop fait et qu’elle entraînait les autres sur une pente dangereuse avait effleuré Sophie, mais c’était trop tard. Et maintenant que c’était fait, que chacune était retournée à son travail et que Jackie Kennedy n’avait pas prononcé un seul mot, leur déception était grande. Sophie se sentait terriblement coupable de leur avoir donné tant d’espoir.
— Toc toc... Il y a quelqu’un ? Elle sursauta.
— Encore ! se dit-elle en reconnaissant la voix de l’Académicien.
Il insista et frappa encore.
— Oui, j’arrive, j’arrive.
Elle se leva, serra bien son peignoir et lui ouvrit. Il était tout guilleret et affichait un air de conspirateur, ses yeux brillaient. Il tenait un magazine entre ses mains.
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