La passagère du France
d’une quelconque émotion.
— Pourquoi tenez-vous à faire ce quart ? demanda-t-il alors sans détour.
Pierre Vercors sentait qu’un revirement inquiéterait plus encore le commandant. Il répondit d’une voix claire.
— Tout simplement pour être le premier à faire entrer le bateau français le plus pacifique du monde dans un port britannique. Je sais que c’est un peu dérisoire comme envie, mon commandant... mais... j’aimerais.
Le commandant n’insista pas. Il n’en saurait pas plus, et de toute façon, à quoi bon ? Vercors était un officier remarquable, il n’avait aucune raison de s’inquiéter. Il accepta le changement de quart.
— Réunissez votre équipe et avertissez Monier, dit-il. Pierre Vercors parut aussi surpris qu’heureux de cette acceptation rapide qui n’était pas dans le genre du commandant. Il voulut dire un mot mais il n’en trouva pas. Alors il sortit. Resté seul, le commandant se demanda s’il avait eu raison d’accepter. Que voulait dire Vercors avec ce « pacifique » ? Il décrocha son téléphone :
— Dites au commissaire qui fait le plan des tables d’annuler pour ce soir l’invitation de Vercors. Il est de quart. Et sachez aussi que je quitterai la table au moment de l’arrivée à Southampton. Je tiens à aller en timonerie.
11
La soirée commença par un incident entre Béatrice et le maître d’hôtel qui expliquait qu’en raison d’un changement de dernière minute elles ne pouvaient pas être à la table du commandant. La déception fut grande, mais tout finit par s’arranger. On les installa avec leurs confrères journalistes et le repas fut extraordinaire. Caviar, foie gras, Champagne, desserts somptueux, les mets les plus fins, et à volonté. Après le dîner, tous les invités se retrouvèrent au bar de l’Atlantique. Le Champagne les avait mis dans un état légèrement euphorique et l’enthousiasme régnait. On échangeait des impressions, on s’émerveillait d’être là, de faire partie du voyage, on s’extasiait sur la qualité du service et le luxe des cabines... La soirée avançant, certains s’installèrent pour causer, une coupe de Champagne entre les mains. Comme il faisait très chaud à l’intérieur, ils étaient sortis sur la terrasse pour profiter de l’air frais. En fait, l’air était glacial mais ils ne s’en aperçurent même pas. Sous le ciel étoile, depuis cette terrasse en fête, avec la proue du France qui se découpait sur le bleu sombre de la nuit, Sophie était au paradis. L’océan qui lui faisait si peur d’ordinaire lui parut même incroyablement romanesque. Il y avait les robes du soir et les coupes de Champagne doré, il y avait un air d’insouciance tel que, penchée sur la balustrade du navire avec le vent qui soulevait ses cheveux bruns, elle se sentait comme une héroïne dans l’attente de quelque chose d’immense, à la mesure de cet océan. Dans cet environnement privilégié et heureux, tout semblait possible. D’un tempérament volontaire, Sophie était contente d’elle. Dans la vie, se disait-elle, il suffit de vouloir. Elle se félicitait d’avoir été à la hauteur de son éducation et estimait avoir mérité la place où elle se trouvait.
— Allez, à la russe !
Un photographe faisait de grands moulinets avec les bras. Il tenait un verre dans une main, dans l’autre une bouteille de Champagne, et il tentait de convaincre Sophie de faire comme les autres. De boire le Champagne d’un trait et de jeter le verre par-dessus son épaule. Sophie le rabrouait vertement, mais il revenait à la charge.
— Allez, un peu d’humour, tu vas voir, tu le fais une fois, et après tu ne t’arrêtes plus.
Sophie n’aimait pas la tournure que prenait cette soirée. Ce photographe gâchait la fête avec son obsession de casser des verres.
— Alors, ce Champagne, tu le bois, oui ou non ? Il insistait.
— Non, trépigna Sophie, agacée. Ce jeu est idiot, j’ai horreur de casser quoi que ce soit. Surtout du verre. C’est déplaisant et dangereux !
— Comme tu peux être nunuche ! lança alors Béatrice qui venait de s’approcher. Le verre tombe dans la mer, personne ne risque rien, et puis de quoi tu t’occupes ? Oublie, fais la fête et amuse-toi !
Et, d’un geste qui se voulait osé, elle se saisit du verre que le photographe venait de remplir pour Sophie, le but d’un trait et le jeta derrière elle par-dessus le bastingage.
— À la russe !
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