La passagère du France
les rares lumières du port britannique, les rangées de hangars et les hautes silhouettes des grues se découpaient sur le ciel, fantomatiques et noires dans la lueur des quelques réverbères.
Du haut de la timonerie, les officiers et le commandant observaient les quais déserts. Au fond, tous avaient espéré que le France serait acclamé, comme partout ailleurs. Mais ici pas de foule, pas de hordes de journalistes. Seuls les passagers s’apprêtant à monter à bord.
— Champagne, Sir ?
Pierre Vercors se tenait près de l’Anglais, une bouteille à la main et un verre dans l’autre.
— I propose you to have a drink for French marine. Would-you ?
Personne n’en crut ses oreilles. Proposer de l’alcool en plein travail dans la timonerie ? Qu’est-ce qu’il lui prenait, à Pierre Vercors, de faire un impair ?
Surpris, l’Anglais ne répondit rien.
— Nous sommes tous en service, officier Vercors, intervint alors le commandant. Jamais d’alcool, pas même un jour comme aujourd’hui.
Le ton était sévère.
Personne dans la timonerie ne disait plus rien. Il se jouait manifestement entre Pierre Vercors et le commandant quelque chose que ni eux ni l’Anglais ne pouvaient comprendre. Mais le commandant du France n’avait pas été choisi au hasard. C’était un homme sûr. Il avait le navire sous sa responsabilité, le prestige de tout un pays, et il n’était pas question pour lui de laisser des sentiments personnels, si justifiés soient-ils, interférer en quoi que ce soit durant le voyage. Il remercia le pilote anglais qui repartait et, comme si rien ne s’était passé, il se tourna vers l’officier.
— Bien, dit-il posément. Je regagne ma cabine, le navire est entre vos mains, Vercors. Faites votre travail comme d’habitude. Vous avez ma confiance.
Et il se retira, suivi du reste de l’état-major.
L’officier mesura combien sa démarche avait été vaine. Il ne comprenait même plus ce qui l’avait poussé à faire ce geste qu’il avait voulu chargé de symboles et qui s’était avéré dérisoire, voire, pire, ridicule.
13
Le France s’éloigna des côtes de l’Angleterre. Cette fois, il s’en allait au très grand large voguer vers l’océan.
14
Dans la salle des machines, les matelots aussi avaient attendu la réaction anglaise.
— Tu as vu, Andrei ! fit Gérard. Même pas un seul pétard ! Rien de rien.
Gérard trouvait qu’ils y allaient un peu fort, les collègues anglais. Pourtant, rien ne semblait pouvoir gâcher sa joie.
— J’ai jamais aussi bien mangé de ma vie, continua-t-il en se penchant vers Andrei qui surveillait les pressions sur les machines.
Tout gosse, avec sa soeur Chantal, ils n’avaient souvent fait qu’un seul repas par jour et la peur de manquer n’avait pas disparu. Là, il était comblé. Le premier repas sur le France avait été exceptionnel. On leur avait même servi du Champagne ! D’habitude, Gérard ne buvait pas une goutte d’alcool. Il avait toujours eu peur que ça ne le rende violent, comme son père le devenait après des litres de bière. Mais, ce soir, les copains de l’équipe avaient insisté et il s’était laissé tenter. Il tenait lui aussi à fêter la première traversée.
Andrei restait concentré sur son travail, aux machines. Il estimait avoir été chanceux d’avoir été embauché sur le France et il s’en tenait là. Très tôt, il avait appris à n’envisager qu’une seule chose : le présent. Gérard, lui, avait besoin de prendre la mesure du chemin parcouru. Depuis 36, les choses avaient changé et le monde ouvrier avait de haute lutte acquis ses lettres de noblesse. Dans la chaleur des réunions syndicales, Gérard avait trouvé l’espoir et l’amitié. Il avait appris à exprimer ce qu’il ressentait et en avait été transformé. Plus que pour tout autre, peut-être, l’embauche sur le France avait sonné pour lui le passage définitif à une autre vie. Une fierté et une réussite sociale. Ce soir après ce dîner, un peu « éméché », il répéta sans cesse sa joie d’avoir été choisi pour cette extraordinaire aventure, comme pour bien s’en imprégner, encore et encore. Et, ce qui ajoutait à son bonheur, c’était d’avoir réussi à faire embaucher Andrei. Hélas, une ombre persistait. Les étranges sentiments de Chantal pour Andrei. Il était persuadé que sa soeur n’aimait pas Andrei. Elle lui en voulait pour le divorce des parents, pour la
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