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La passagère du France

La passagère du France

Titel: La passagère du France Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Bernadette Pecassou-Camebrac
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voir la volée qu’ils vont se prendre ! Putain de putain, ils vont comprendre !
    Le sang coulait de plus en plus, inondant son visage, descendant le long de son bleu de travail, tachant la moquette sur son passage. Il ne fallut que quelques secondes à Andrei pour prendre conscience que Gérard était en train de faire la plus grosse erreur de sa vie. Il grimpa à son tour les escaliers de fer quatre à quatre, franchit la porte et se lança à sa poursuite. Trop tard... Les appartements de luxe de la première classe se trouvaient situés justement à cet endroit du navire. Au niveau de la cheminée arrière, cinq étages au-dessus de la salle des machines. Personne encore n’avait rien vu et jusque-là, peut-être, Andrei aurait pu rattraper le coup et sauver la carrière de Gérard. Mais le destin vint contrarier le cours des choses. Un monsieur vindicatif, celui-là même qui, lors de l’embarquement, râlait qu’on le bouscule, sortit furieux de sa cabine. Or cet homme souffrait d’épilepsie. Il fut si choqué par la vue de Gérard hurlant et couvert de sang à quelques mètres de lui, qu’il en déclencha une crise. Il agrippa Gérard, éructa, puis se roula par terre en ouvrant des yeux hagards. La colère de Gérard retomba d’un coup. Andrei arriva à cet instant, horrifié par la scène. Les deux amis connaissaient tous les deux la rigueur du monde des marins, son implacable règle. Ils n’étaient pas sur un vulgaire cargo où l’on accepte les hommes à coup de sang parce que la vie y est si dure qu’on y accepte tout le monde. Ils étaient sur le palace des mers le plus prestigieux du moment, où l’art de vivre compte plus que tout et où, jusqu’au moindre balayeur de pont, tout professionnel se doit d’être le meilleur. Or, la toute première qualité des meilleurs sur un navire, c’est d’être capable de garder une parfaite maîtrise de soi en toutes circonstances. L’attitude de Gérard ne serait pas excusable. Pour lui, l’aventure du France se terminerait là. Dégrisé, bras ballants, il regardait Andrei, et dans son regard celui-ci lut un immense désespoir.

 
    15
    Andrei ne savait que trop ce que pouvait coûter dans la vie d’un homme le fait d’avoir un idéal et il s’était juré de ne jamais prendre parti pour rien. Mais personne n’échappe à son destin, et Andrei laissa monter en lui les forces qu’il avait jusque-là soigneusement bridées et enfouies. Si Gérard n’avait pas été aussi choqué par ce qui lui arrivait, il aurait pu voir la détermination de cette décision changer jusqu’aux traits du visage de son ami. Andrei se dit que lorsque la direction comprendrait qu’un membre de l’équipage était responsable de la crise de ce passager, elle n’hésiterait pas une seule seconde à rendre sa sanction. Elle licencierait Gérard, et même le syndicat ne pourrait rien y faire. Or Andrei estimait que son camarade avait eu dans la vie son comptant de souffrances et il décida, seul, dans l’intime conviction qu’il se faisait de ce qui était juste et de ce qui ne l’était pas, que l’unique ami qu’il avait au monde garderait son poste sur le France. Le destin n’avait qu’à trouver quelqu’un d’autre sur qui s’acharner.
    — Chantal va nous aider à sortir de là, dit-il d’un ton autoritaire. Où elle est ?
    Gérard, sonné, n’entendit même pas la question, mais Andrei avait des réflexes rapides. Il entra dans la cabine du passager, et appela le pressing par le téléphone intérieur. Par chance, Chantal décrocha.
    Elle arriva aussitôt mais Andrei ne lui laissa pas le temps de poser la moindre question. Il lui demanda d’appeler le médecin par les lignes internes et, en deux mots, lui expliqua ce qu’elle devait dire. C’était sobre.
    — Tu as trouvé ce passager à terre en arrivant. Tout était comme ça. Tiens-t’en à cette unique version. Ne dis jamais un mot de plus.
    Chantal comprit que la responsabilité de son frère était lourde et qu’Andrei le protégeait. Elle avait cet instinct des mères et des soeurs qui, dans les coups durs, devinent l’urgence. Elle avait l’habitude de prendre les choses en main.
    — Tu peux compter sur moi, répondit-elle. Andrei savait qu’elle tiendrait le coup. Il l’avait vue à l’oeuvre dans des situations bien pires. Elle avait ce regard droit et cette force qu’il admirait par-dessus tout. Il eut envie de poser la main sur son épaule, mais il se retint. Bien

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