La passagère du France
qu’elle ne l’ait jamais agressé d’aucune façon, il sentait qu’il valait mieux ne la provoquer en rien. Face à elle, il se sentait coupable. Il marmonna quelque chose qui pouvait passer pour un remerciement et fila en entraînant Gérard.
16
L’officier Vercors avait terminé son quart, mais il n’avait pas rejoint sa cabine. Il s’attardait dans le froid vif de la nuit tout en fumant une de ces cigarettes françaises au goût acre dont aucun autre membre de l’état-major ne voulait.
Il ne correspondait pas à l’idée qu’on se faisait de lui. On le trouvait fier, élégant et discipliné. Or il était terriblement insoumis, et totalement indifférent à la majorité des choses qui éblouissaient ses congénères. Mais il était l’héritier d’une histoire et il n’était pas de ceux qui renient le passé. Il avait dompté son tempérament. Au début, les choses dans sa vie s’étaient enchaînées naturellement.
— Dans notre famille, les hommes sont faits pour diriger, martelait son grand-père.
Pierre Vercors avait toujours trouvé ce point de vue normal. Il n’avait ni arrogance, ni orgueil. Juste le sentiment que c’était sa place. Il s’en était donné les moyens au prix de quelques sacrifices.
— Les sorties et les filles, ce sera pour plus tard. Tu feras Navale.
Il avait dit « oui » et sa jeunesse s’était passée dans les livres et les interminables heures d’études et de sport.
— Tu ne peux te permettre aucune faiblesse. Mais tu verras, la règle et le travail, ça tient un homme debout.
Manoeuvrer la barre, surveiller les instruments et déchiffrer leurs codes, comprendre ce qui se passait, diriger des équipes, l’officier avait une connaissance et un savoir-faire, mais, dès qu’il quittait la timonerie, son esprit était ailleurs. Le monde des marins ne serait jamais celui que son grand-père lui avait inlassablement raconté. Les blanches caravelles n’étaient plus celles de Marco Polo qui glissaient sur les mers par la force des vents. Celles des années 1960 avaient un fuselage d’acier et volaient haut dans le ciel, emportant les voyageurs d’un continent à l’autre par-delà les mers et les océans. L’avion prenait toute sa place. Pierre arrivait trop tard pour le romanesque des grands paquebots et des ports. Le sombre Liverpool, la ligne des Antilles, le temps des colonies. Toute cette mythologie du temps de son grand-père, quand Paul Morand débarquait à Shanghai, accueilli par des hommes en casques de liège et des femmes en ombrelles, c’était hier. Pierre n’avait jamais mis les pieds dans les bars troublants des grands ports, même s’il connaissait tous leurs noms et les moindres détails de leurs décors. Capitaine au long cours, son grand-père les avait tous fréquentés. Le Floridita de La Havane où il buvait du daïquiri, le Raffles Bar de Singapour, l’un des plus beaux bars du monde avec ses sièges rouge et or, le Jockey Club de Buenos Aires ou l’Americano de Lisbonne aux baies ouvertes sur le port. Partout dans les escales où les gradés se mélangeaient aux marins, son grand-père était allé. Il avait raconté ses souvenirs à Pierre, des heures et des heures durant, des jours et des années. Comme pour oublier l’autre histoire, celle dont il ne fallait jamais parler.
L’officier Pierre Vercors regardait au loin la ligne d’horizon à peine perceptible. Il se demandait si les récits de son grand-père ne l’avaient pas empêché de se sentir tout simplement marin parmi les autres marins. Le monde imaginaire de ses récits étant devenu en lui plus puissant que le monde réel, l’empêchant d’y accéder véritablement. D’autant que la vie de tous les jours le confrontait plus souvent au banal qu’au sublime. Perdre les rêves de son grand-père n’était pas grave, c’est connaître la réalité de ce que vécut son père qui faillit le broyer définitivement. Cette unique fois où il manqua basculer, quand il apprit le drame. Son tempérament indompté se réveilla alors, ébranlant sa famille qui le découvrit sous un tout autre jour. Il connut la révolte et même la violence, il disparut, mais, allez savoir pourquoi, chez lui c’est la raison qui l’emporta. Un beau matin, sans prévenir, il revint et s’isola dans une ligne précise dont il ne dévia plus jamais. Étudier et faire son devoir, rien que son devoir. De l’expérience de la violence, Pierre Vercors avait appris que se
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